Comme une traînée de poudre

Nouvelle écrite en 2014 et publiée dans le journal Ivoirien Zaouli. 

Depuis que la prostitution était devenue un métier, elle Inna avait un patron ;
Elle à qui il ne restait plus que des miettes de dignité. La vie lui a tout pris.
Sa dignité a été déchiquetée par cette vie qui la tenait à carreaux, elle la serpillère des fantasmes de ces hommes. Elle était désormais plus bas que terre. Au sous-sol de l’humanité. Des hommes que les hommes préfèrent cacher.
Elle vivait dans l’obscurité et ne sortait que la nuit.
Pouvais-je atténuer ses souffrances avec mes calmants et cacher son humiliation de mes voiles ?
Nous étions devenues amies.
Quand je lui demandais, dans mon bureau à la clinique, quand elle venait me voir, pourquoi elle faisait cela, elle me rétorquait :
«Si tu apportes une réponse à ces questions, j’arrête de me prostituer, promis :
Peux-tu me restituer ce que la guerre m’a pris ?
On m’a violée. On a tué mon père. Sous les yeux de ma mère. On l’a éventrée, enceinte de mes petits frères, des jumeaux ;
Peux-tu me redonner une famille ?
Peux-tu me resservir de l’honneur ?
Ressusciter ma confiance en l’Homme ? »
En plus de la guerre, elle a été victime d’une région du monde où l’analphabétisme prime et où la pauvreté est l’indice le mieux partagé. Où on ne mange qu’une fois par jour, par accident. Où il arrive qu’on passe vingt-quatre heures sans sentir la sensation de satiété.

Elle ne souriait jamais. Elle travaillait. On ne vit pas cette existence en dilettante. Ici, la convoitise des hommes n’attend pas quand il s’agit du sexe des femmes…Surtout quand ils considèrent celles-ci comme une marchandise-souvent- ; lorsqu’il s’agit de payer pour se débarrasser du trop-plein de colère, stress, misère, vices, sévices, libido, aigreur…

Elle dansait dans la vie la chorégraphie d’une chanson qu’elle n’avait pas choisie. Une chanson tellement triste, nauséabonde ! La vie la brûlait sans la purifier car elle n’était pas un métal assez noble, aussi pur que l’or, d’après elle.

La vie la rouillait ! A l’intérieur.
De l’extérieur elle brillait.
-Je vis ma vie malgré moi. Je ne veux pas d’une vie qui aboie comme une chienne, qui vocifère. Je veux d’une vie qui murmure des choses agréables à mes oreilles. Ma vie crie des maux ; Des mots durs, douloureux ! Chaotique. Cahotante, cachectique. Une vie à cagoule ! Pas de repos. Pas de répit pour moi.
Elle vit sa vie en chiffres. Je vis ma vie en lettres.
Les critères de sélection des filles bien, des filles de grande vertu sont la beauté, la démarche, la voix, l’attitude dans la vie…par exemple. Toutes ces belles choses.
Les critères de sélection des prostituées, les filles de petite vertu, sont : les formes géométriques des attributs sexuels.
Sa vie à elle : 7H 30 réveil. 8H, compte-rendu à son démarcheur. Pourcentage, 30.000FCFA. Un gramme de cocaïne. Une tasse de café.

Midi, un sandwich au poulet. Une castel. Dix Dunhill entre temps.
18H, dix kilomètres à parcourir pour dix clients à pomper.
Avoir de quoi payer les 30% du démarcheur…Ce démarcheur qui lui trouvait -aussi- des clients et louait ses services de gros bras pour la protéger, car la rue est dangereuse :
Il y a les clients violents et mauvais payeurs. Il y a les bandits armés qui menacent de les dépouiller, elle et les autres de leur « recette ». Il y a les « consœurs », jalouses du succès et qui cachent des lames et des couteaux dans leur sac, en plus de tout autre objet tranchant qui sert à défigurer, souvent infectés par le VIH. Mais celles-ci ne lui faisaient pas peur. Elle savait se battre.

Il fallait aussi prévoir la part des patrons d’hôtels, bars, de commerçants à qui cette activité profitait, la part des autorités locales. Celles-ci exigeaient des amendes, comme des taxes prélevées, alors que la prostitution était interdite dans le pays. Tout cela revenait à 40% des gains quotidiens d’Inna.

Il ne lui restait plus que 30.000FCFA par jour en fin de comptes. Il lui fallait économiser la moitié pour le loyer et l’habillement. Le reste passait dans les frais de taxi, la drogue et le seul repas de la journée en plus des castels.

L’habillement d’une prostituée lui coûte plus cher que toute autre dépense avec la drogue-et l’alcool- Pour survivre. Eviter de se loger une balle dans la cervelle pour la nettoyer. Eviter d’avaler un litre de Javel ; ne pas se vomir soit même.

Je lui demandais quel effet la drogue lui faisait ; l’alcool, les cigarettes aussi, moi qui n’en avais jamais fait les frais. Elle me disait que c’était comme le paracétamol. Cela soulageait pour un temps seulement la douleur.
Ma vie à moi…
Réveil à l’aube ; Prière. Prendre mon petit déjeuner, dans mon jardin. Savourer.
Hôpital. Consultations. Midi, déjeuner avec ma meilleure amie, médecin aussi.

14H, cap sur la clinique. Patients. Rire avec mon patron. Assez pour qu’il me garde. Pas assez pour qu’il me drague. Je ne veux pas gérer de situation malsaine…18h, retour chez moi. Prières à nouveau. Déguster un dîner, léger, équilibré. Télé. Extinction des lumières à vingt et une heures. Pas d’homme. Pas d’homme en dehors du mariage. Une vie si lourde de solitude…
Le prix à payer.
Qu’est- ce qu’une femme respectable?
Celle qui vit dans la maison -close- de parents sévères et fait l’école buissonnière pour voir son copain en cachette, celui qui donne de l’argent de poche ?
Contrairement à celle qui a quelques fois quelques RDV galants ou amoureux pour nourrir ses enfants ou sa libido ?
Ou celle qui appartient au réseau des amatrices étudiantes pour clients intellectuels ?

De la prostitution déguisée, affichée, occasionnelle ou clandestine, tout simplement. En fait, nous vivons sur un continent où la moitié des femmes s’adonne à la prostitution. Il faut dire que même parmi professionnelles du sexe, il y a plusieurs catégories : les prostituées sur tabouret, de luxe, les trotteuses, les chandelles, les prostituées de chambre noire et certaines serveuses de bar.

Quelle solution à tout cela ? Comment éviter que la femme africaine ne devienne une marchandise? Comment éviter la déshumanisation des femmes ?

Inna, elle qui exerçait plutôt dans les rues, rêvait de changer de métier. Changer de patron. Changer de vie. Je croyais qu’elle avait trouvé mieux, mais j’ai vite déchanté…
Elle avait des clients et moi des patients.

Cependant, elle songeait de plus en plus à exercer dans une clinique. Je fus ravie d’entendre cela. Mais j’ai su ensuite que celle dont elle rêvait, n’avait rien à voir avec celle où j’exerçais. C’était ‘une usine à bébé’. Lagos. Nigéria. Louer son utérus pour 150 euros en neuf mois. Là-bas au moins, elle serait logée, nourrie et blanchie, d’après elle. Un jeune homme serait chargé de les engrosser, elle et les autres ‘pensionnaires’. Elle aurait un seul client. Elle était fatiguée de cette vie dans la rue, comme une femme qu’on aurait jetée à la poubelle.

Il faut dire que le succès, la promotion pour une prostituée est de passer de beaucoup à peu de clients, contrairement aux autres professions. Peut-être un seul client. Fortuné. Voire un mari. Riche. Cela, c’était le summum, l’apogée de la carrière. D’ailleurs, l’apogée de la carrière de toute femme ici était d’avoir un mari riche.

Les usines à bébé quant à elles, étaient devenues une spécialité du Nigéria. Une filière avec à sa tête des politiques, des affairistes. Un commerce triangulaire entre le Nigéria pour la conception, le Bénin pour les papiers administratifs et le Niger pour la vente des bébés. Une autre traite négrière organisée par des hommes noirs, pour des hommes noirs. C’était son « démarcheur » qui l’avait vendue au réseau. Avec son consentement.

Je lui ai fait savoir que les jeunes filles étaient entassées dans des conditions insalubres et violées quotidiennement par un seul jeune homme payé pour cela- le libidineux- Je lui ai dit que les bébés seraient ensuite utilisés pour des sacrifices rituels. Là-bas, ils croyaient beaucoup en la magie noire…Elle m’a dit que non, ces bébés étaient destinés à des femmes en mal d’enfants.

Un intermédiaire était chargé de mettre en relation une femme stérile avec une ‘Clinique’ au Nigéria. Au premier entretien, on lui remettait des décoctions qui avaient pour objectif de faire apparaître chez elles les signes de la grossesse tels que le gonflement des seins, les vomissements, les vertiges. Plusieurs échanges s’en suivaient entre les trafiquants de bébé et les clientes.

Au quatrième entretien, on lui remettait le bébé d’une autre. Le fruit d’une autre. Celle-ci ne devait plus jamais le revoir. Mais mon amie n’avait pas d’état d’âme. Elle disait que son démarcheur l’avait déjà mise au parfum de tout cela…
Elle avait pris sa décision et s’y tenait fermement.
C’est quand Inna a contracté une virulente toux qui dura un mois, juste avant son départ qu’elle vint me voir. Je l’avais reçue à plusieurs reprises pour des épisodes de douleurs abdominales, des irritations, des leucorrhées, de la fièvre, la fatigue, symptômes fréquents chez les professionnels du sexe. Je lui ai expliqué que pour sa toux, elle devait faire une radiographie pulmonaire et un examen des crachats qui révéla que mon amie souffrait d’une tuberculose.
Cela m’inquiéta fortement.
J’ai demandé à Inna si elle utilisait des préservatifs avec ses clients. Elle m’a répondu que ce n’était pas toujours le cas ajoutant que le tarif des passes variait selon l’utilisation ou non de préservatifs et qu’elle se laissait souvent tenter par des offres alléchantes. Je me suis souvenue que les clients des professionnelles du sexe étaient à 80% infectées par le VIH, nous sortions d’une longue guerre qui avait fait éclater la prévalence de l’infection.
Les femmes sont les premières victimes des conflits armés, même si elles sont les dernières à prendre les armes, sous la contrainte…
Quant à Inna, elle a été triplement victime de cette guerre.
De sa conception à sa consomption, mon amie n’a fait que subir. Elle fut bizutée par la vie elle-même.

Subir l’arrêt prématuré de la scolarité, car son père estimait qu’une fille ne devait pas être trop instruite ; même si Inna s’est rattrapée par la suite en ayant une très bonne culture générale en ce qui concernait les marques de chaussures, vêtements et accessoires.
Subir la pauvreté de ses parents.
La pauvreté des choix. La pauvreté des idées. La pauvreté des chances. De toute façon, en Afrique celle-ci prend tout son sens au féminin…Elle a bien un visage de femme.

Subir les sévices de la guerre ; Après son viol, rejetée par la communauté qui la mettait au ban de toute organisation sociale, elle avait fini par partir d’elle-même, se sentant subitement indésirable…Les gens agissaient autour d’elle comme si elle était transparente…Comme si elle n’était RIEN ; comme si elle n’était pas…La honte l’avait fait disparaître. Il ne restait plus de ce corps que l’enveloppe, parmi ses semblables. Elle était incapable de dénoncer ni de porter plainte. D’ailleurs, porter plainte contre qui ? Les rebelles ? La milice ? Les forces loyalistes ? Et auprès de qui ? Tous les repères étaient bafoués désormais et toutes les institutions bouleversées, voire inexistantes. Elle vivait désormais dans l’inertie, la paralysie.
Subir des corps qui la dégoutaient, puants.
Foutaises. Chienlit jusqu’à la lie. Billevesées. Stupre. Ses clients confondent tendreté de certaines parties de son corps et tendresse ;
Subir cette maladie…
Comme une trainée de poudre, la vie d’Inna s’est affaissée, émiettée, effritée, désagrégée dans une sourde implosion. Une victime consentante. Non, mon amie n’était pas une trainée. Juste une trainée de poudre…
Sur notre continent, nous les femmes, nous subissons. Ecopons d’années de vie comme d’autres écopent de peines de prison …
In le ZAOULI, Magazine ivoirien (Blog Yatabary)