« Il fut un pontife » (1)

Par Jean-Claude DJEREKE

Séry Bailly n’a eu de cesse de cheminer avec la tradition pour en recueillir le meilleur. Il s’intéressait à ses proverbes, contes et légendes parmi lesquels « Le mythe de Babo Naki », ouvrage du poète Josué Guébo dont il rédigea la préface. De ce mythe, il tira la leçon que la Côte d’Ivoire avait besoin de la contribution de tous ses enfants pour renaître. Lui qui était ouvert à la tradition, la philosophie et le langage des adeptes du Zouglou et du Nouchi n’avaient cependant pas de secret pour lui.
Il savait aussi cheminer avec les mots. On lui doit, dans ce registre, des formules heureuses et croustillantes comme “les décideurs doivent avoir en face d’eux des gens décidés”, “ils [les jeunes patriotes] n’habitent pas la rue, la rue les habite” ou encore “ce n’est pas parce que vous avez raison qu’on vous donnera raison”. Cette dernière formule se trouve dans sa préface à mon essai « L’Afrique et le défi de la seconde indépendance » paru chez L’Harmattan en 2012.
Cet homme, qui savait produire de belles choses avec les mots et les images, était-il pour autant coupé des choses de la Cité ? Comment s’est-il comporté pendant la guerre de la France contre la Côte d’Ivoire ? Quel rôle assignait-il aux littéraires ? Les médias français, dont les propriétaires ont des atomes crochus avec le gouvernement, pensaient qu’il suffisait de moquer les jeunes patriotes et de les qualifier de désœuvrés pour discréditer leur résistance et leur lutte pour une Côte d’Ivoire libre et souveraine. Bailly, lui, parlait de jeunes qui ont « bravé le feu et les plombs de l’adversaire » (S. Bailly, « La résistance patriotique des jeunes et installations dans la rue » in Les Cahiers du Nouvel esprit, 1er avril 2006, p. 41). Si « s’engager, c’est quitter l’état de spectateur pour rejoindre celui d’acteur » (Lionel Jospin, le 2 février 2000 à l’Université de Louvain après la réception du titre de docteur honoris causa), on peut affirmer que Séry Bailly n’était pas partisan de l’art pour l’art mais qu’il était un écrivain et un penseur engagé.
Aujourd’hui encore, il se trouve des gens qui prétendent que seuls les scientifiques sont engagés dans la transformation du monde et qu’eux seuls font avancer une société. Pour eux, philosophes, sociologues, psychologues, historiens, linguistes, etc. sont aussi inutiles qu’inefficaces. Voici la réponse de Bailly aux auteurs de ces prétentions ridicules : « Le littéraire pose la question de l’utilité à quoi ou à quelle fin ? … À force d’être dans l’utilitarisme, on est dans une soumission aveugle au principe du profit et c’est en vain qu’on parle de bonne gouvernance. Pour atteindre la destination sans voyage, on n’a pas besoin de gouvernail. L’homme de lettres travaille à l’avènement d’une société de solidarité afin que dans le partage chacun puisse mener une vie de dignité. Le littéraire donne mauvaise conscience à ceux qui sont rassasiés seuls et jettent même leurs surplus. » Pour Séry Bailly, il ne s’agit donc pas de mettre les sciences au-dessus des arts mais de considérer que les deux sont complémentaires et que « la science satisfait les besoins tandis que d’autres, notamment la littérature en particulier et les arts en général, doivent prendre en charge le désir qui représente la dimension de l’aventure et de la liberté [car] l’homme est plus que son estomac. » (cf. https://www.fratmat.info/…/pr-sery-bailly-le-litteraire-don…).
C’est en 2011, soit 24 ans plus tard, que nous nous revîmes. À l’époque, j’enseignais les techniques d’expression écrite et orale à l’ENA et je donnais un coup de main au prof. Amoa Urbain comme vice-recteur de l’université Charles-Louis Montesquieu. J’avais appelé le prof. Séry Bailly pour le saluer et lui, spontanément, se proposa de venir me chercher à la Rue des Jardins de Cocody pour un déjeuner chez lui à La Riviera-Les Rosiers. Ce déjeuner n’était qu’un prétexte car lui et moi avions en réalité envie d’échanger sur cette Côte d’Ivoire où la tension était extrêmement vive, la « République du Golf » ne reconnaissant pas le président de la vraie République. Au cours du repas, il évoqua notre affrontement de 2006 dans les colonnes de « Le Courrier d’Abidjan ». Cette année-là, en effet, j’avais rompu des lances avec lui. Pourquoi? J’avais exprimé mon étonnement devant le fait que des enfants issus de familles pauvres étaient obligés de débourser 1 à 2 millions de F. CFA pour entrer à l’ENA. Cela me semblait non seulement contraire aux valeurs de la gauche mais contradictoire avec le « gouverner la Côte d’Ivoire autrement » prôné par le FPI quand il était dans l’opposition. Mon étonnement ayant été mal accueilli par le prof. Séry Bailly, je dus produire une autre tribune pour défendre mon point de vue. Bailly revint sur cette disputatio mais pour admettre que c’est moi qui avais vu juste et que c’est pour cette raison qu’il ne donna pas de réplique à ma tribune. Cette humilité, touchante et désarmante, est incontestablement le propre des grands hommes.
Un grand homme, un pontife, un bâtisseur de ponts, s’en est allé. Par-delà les ponts qu’il s’attela à jeter entre les générations, entre la tradition et la modernité, entre le discours et l’engagement, Bailly aura surtout travaillé pour que ses compatriotes prennent conscience de ce qui se passe autour d’eux et des dangers qui les guettent. Ce travail est immense et inestimable car « un individu conscient, éveillé et debout est plus dangereux pour le pouvoir en place que 10.000 individus endormis et apeurés » (Gandhi).

QUELQUES COMMENTAIRES

Jeanne Agnes Deigna

Mon frère Djereke, j’ai eu envie de t’appeler « Maître », tant tes interventions nous bousculent pour une remise en question, sinon à niveau. Alors, Maître, les Ivoiriens à qui tu t’adresses souvent et régulièrement pour les réveiller, combien sont-ils à avoir lu les références citées ou lisent-ils pour évaluer l’urgence ou les enjeux que nous avons à relever ? L’argent a été le mauvais serviteur de notre société. Ceux qui étaient placés à des postes de décision et qui auraient pu servir de modèles, veilleurs, de repères, ont été les premiers à présenter le matériel comme référence valorisante. Rappelez-vous ces pensées du jour du « Vieux crocodile de Yakro » : « qui est fou pour laisser son argent ici en Côte d’Ivoire », ou encore « on ne regarde pas dans la bouche de celui qui grille les arachides ». Où le Philosophe, le Psychologue, le Sociologue, etc., pouvait-il se glisser pour éclairer les populations ? Les chantiers à exploiter sont énormes et des priorités dans tous les secteurs. Ce que je retiens c’est qu’il y a des hommes et des femmes lutteurs, capables de bâtir la Côte d’Ivoire Nouvelle. C’est l’homme qui a peur, sinon y a rien.

 

Paul Kalou : Le professeur Séry Bailly pourra-t-il avoir meilleur hommage que ce tracé de sa vie académique, littérature et artistique effectué avec autant de dextérité? J’en doute fort bien.
Mais si cela advenait, ce ne serait que pour peintre d’un autre vernis d’amour, cet homme multidimensionnel que tu nous as présenté au travers de cet hommage très très appuyé.
Chapeau bas frère Jean-Claude DJEREKE.