Michel Danthe
Le Temps | Dans une «Lettre ouverte aux francs-maçons et à quelques autres», le sociologue Michel Maffesoli défend l’idée que la franc-maçonnerie de tradition est absolument outillée pour saisir le génie de notre époque.
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Adresser une lettre ouverte aux francs-maçons, c’est avoir quelque chose à leur dire, et peut-être à leur reprocher. C’est ce qu’a entrepris de faire le sociologue français Michel Maffesoli en publiant Le Trésor caché. Lettre ouverte aux francs-maçons et à quelques autres.
La thèse du penseur français, grand ami de la pensée hétérodoxe, pour ne pas dire un peu pirate et toujours dissonant? L’époque que nous vivons n’a jamais été aussi proche de l’idéal maçonnique traditionnel.
Les schémas de pensées de la jeunesse d’aujourd’hui jamais si proches du trésor de la maçonnerie de tradition.
Les engouements émotionnels jamais si ajustés à la sensibilité de l’assemblée des frères, la loge.
Légèrement décoiffantes, les idées de Michel Maffesoli demandent explication. Pour lui, le XXe siècle finissant a vu se terminer une grande et glorieuse parenthèse dans l’histoire de l’humanité: la modernité.
Une modernité née avec Descartes et le cartésianisme et qui portait au pinacle l’individu.
Une modernité légitimée avec le XVIIIe siècle et la philosophie des Lumières.
Une modernité systématisée avec le XIXe siècle et le triomphe du progrès et de la rationalité, performative jusque dans les moindres détails de l’existence quotidienne.
Une modernité enfin qui, au XXe siècle, commence petit à petit à se déliter, à s’appauvrir et à se déphaser d’avec le réel.
Affleure alors petit à petit la postmodernité, dont Michel Maffesoli est un des théoriciens. Cette postmodernité, trois composantes essentielles la caractérisent.
Première composante: l’individu s’efface au profit du groupe, de la tribu, de la communauté. L’individualisme cède la place à une socialité du groupe, des réseaux, des échanges. On est à la recherche de communions émotionnelles auxquelles se mettre au diapason. Or la pratique communautaire fraternelle des frères, la loge, est un des trésors maçonniques par excellence.
Lequel culmine dans l’égrégore, «une sorte de conscience collective exhaussant le petit soi, enfermé dans ses certitudes, afin de le faire accéder à un soi plus vaste, celui où interagissent les multiples énergies à l’œuvre dans chaque individu et dans la communauté en son entier».
En ce sens, la maçonnerie a quelque chose à dire à ce siècle, car, pour Maffesoli pas de doute, «l’égrégore de la franc-maçonnerie rejoint le wiki de la postmodernité». C’est la loi des «frères» opposée à l’obsolète «loi du père». C’est la reliance plutôt que l’individualisme. C’est la loge comme «une forme de ces tribus postmodernes où l’individu grandit grâce aux autres».
Deuxième composante de la postmodernité: à une éducation, un magistère, une diffusion des idées et de l’information top-down (comme on peut le connaître dans les universités, les écoles, les médias) succède dans la postmodernité une dynamique de l’initiation réciproque, de l’accompagnement, du coaching et du partage. C’est le règne du wiki et du share. C’est aussi le règne de la tolérance et du relativisme de bon aloi. Encore un des trésors de la franc-maçonnerie de tradition.
Troisième composante: à l’idéologie du progrès, sèche à force d’être rationaliste, désincarnée à force de scotomiser l’émotion, sectaire à force d’exclure la vitalité du vivant, succède une philosophie progressive qui s’enracine dans la tradition pour vivifier le présent et accueillir le futur.
Ainsi, Maffesoli dénonce-t-il la «glorification du travail ou par le travail», enfant typique de la modernité et du progressisme, «modulation moderne, dix-neuvièmiste», pour lui substituer le sens de l’opus, de l’œuvre chère aux Compagnons du devoir et qui transcende pour le coup la sèche «valeur travail».
Enfin, entre la vision linéariste du temps, tel que l’imagine Hegel, et celle du retour éternel des choses, tel que l’imagine Nietzsche, Michel Maffesoli plaide pour une vision en spirale, «toujours constante et toujours changeante». Un mouvement spiral dont Michel Maffesoli trouve la matrice, là aussi, dans la maçonnerie de tradition. Car, constate-t-il, «la démarche initiatique permet de vivre, avec intensité, un présent tributaire du passé et gros de l’avenir».
Bref, la maçonnerie a tout en elle pour saisir les lignes de force de l’esprit du temps, cette synergie de l’archaïque et du développement technologique, cette multiplication des effets du «être ensemble» grâce à l’outillage d’Internet et des algorithmes.
Michel Maffesoli ne parle pas, bien entendu, de ce qu’il appelle la maçonnerie légaliste, affairiste ou simplement clubiste, mais d’une maçonnerie idéale dont les membres veulent réaliser les possibilités du temps, du Zeitgeist. Il écrit: «C’est ainsi que la maçonnerie de tradition, non adultérée, non altérée, non énervée, peut être considérée comme un miroir grossissant grâce auquel la postmodernité peut se réaliser.»
Et s’il écrit cette lettre ouverte aux francs-maçons, c’est parce qu’il est persuadé qu’au contraire de ce qu’ils croient, «les francs-maçons sont en phase avec leur époque: la postmodernité naissante».
Habile à grappiller, au fil de son plaidoyer, tout ou presque des manifestations du temps présent, de Facebook à Wikipédia, en passant par Twitter, Instagram, le coworking, le covoiturage, le coaching et la colocation, le sharing, le care et la noosphère de Teilhard de Chardin, Michel Maffesoli nous apparaît tel un ogre rabelaisien qui tout embroche, dévore et digère au profit du trésor caché de sa franc-maçonnerie idéale.
Il est des esprits absolument réfractaires à Michel Maffesoli qui pensent que ce n’est pas un sociologue sérieux. D’autres, au contraire, sont enchantés par sa générosité conceptuelle, l’abondance de ses citations, le baroque de ses comparaisons. Et qui pensent que l’époque a besoin de ces hétérodoxes, de ces hérétiques-là pour en comprendre les mutations.
De là à penser que Michel Maffesoli est un trésor maçonnique (sans tablier?) vivant… Sa technique argumentative nous y invite!