Terrorisme – Djihadisme en Afrique sub-saharienne : vers une issue positive et sécuritaire ?
Il y a quelques jours, nous avons publié un dossier complet sur les difficultés extrêmes rencontrées par les gouvernements et populations d’Afrique Subsaharienne, eu égard aux attaques et intimidations perpétrées par les groupes terroristes djihadistes à de trop nombreuses occasions. Ce fut l’occasion de revenir sur les motivations souvent composites de ces factions, qui sous couvert de dogmes religieux visent la déstabilisation des pouvoirs en place. Les différentes offensives (attaques à main armée, utilisation d’explosifs, prises d’otage…) apparaissent comme autant d’actes insidieux, souvent imprévisibles, qui viennent remettre en cause la sécurisation des zones touchées et suscitent des tensions aussi bien sur le plan local qu’à l’échelle internationale.
Comme nous l’avions vu, le Mali apparaît comme l’une des principales poudrières de la région, au grand dam des populations qui vivent sur place. Durant les années 2010, les recours à la violence se sont multipliés et les gouvernements ne se sont pas toujours avérés à la hauteur des attentes. Nous n’entendons pas ici juger de sa compétence ; toujours est-il que certains ont déploré la passivité des pouvoirs locaux. Les dissensions intestines n’ont cessé de croître, dans un climat délétère peu propice à l’union contre les agressions extérieures. Les accusations de corruption se sont accumulées – la confiance s’est dangereusement désagrégée au fil des événements, sans qu’il ne semble possible d’instaurer un vrai climat de paix.
Bien sûr, nous n’irons pas jusqu’à dire que les deux coups d’État survenus en 2020 et en 2021 au Mali sont uniquement liés au manque de réactivité ou de moyens déployés par les élites dirigeantes face à la crise du terrorisme djihadiste. Ce serait négliger la grande quantité de paramètres qui sous-tendent la crise. Pléthore d’autres facteurs ont exacerbé les sentiments antagonistes. Il ne faut d’ailleurs pas oublier à quel point la chute du régime kadhafiste a déstabilisé les réseaux d’influence. Ce qui a forcément été vu comme un événement libérateur par le monde entier à cette époque engendra, par un truchement inévitable, une déstabilisation des dynamiques de contrôle. Ce qui est en soi positif (le renversement d’un dictateur) a aussi eu des conséquences dans le domaine de la « distribution des pouvoirs ».
Toujours est-il, donc, que le Mali a connu des bouleversements endémiques durant les années 2010, et que les putschs récents en sont une conséquence ; une conséquence que certains ont jugé inévitable. Le régime du Président Ibrahim Boubacar Keita (dont nous avons appris avec émotion la mort récente, au 16 janvier 2022) faisait en effet l’objet de critiques répétées – non seulement par rapport à la gestion des attaques djihadistes, mais aussi concernant les agressions armées perpétrées sur le territoire malien par certaines milices sans que les instances du pouvoir ne semblent vraiment s’en préoccuper. Quant au régime de transition qui a pris le relai, il n’a pas su se montrer à la hauteur des ambitions affichées, subissant au final lui-même le sort qu’il avait infligé aux instances renversées.
Les fidèles lecteurs ont peut-être l’impression de relire les mêmes informations ; n’ayez crainte, il s’agit aussi et surtout de compléter notre précédent exposé. Si nous répétons certains faits et éléments d’analyse, c’est parce qu’ils doivent nous aider à approfondir la question du Groupe Wagner que nous aborderons dans quelques lignes, et à comprendre la manière dont la situation évolue. En réalité, l’histoire récente du Mali permet de mieux comprendre son présent et d’en cerner les enjeux.
Il faut d’ailleurs noter que le Mali a progressivement mais plutôt rapidement attiré la convoitise des puissances étrangères parce qu’elles en ont perçu l’instabilité particulière. Nous ne voulons pas balayer toute hypothèse d’altruisme. Mais il serait naïf de ne voir en ces interventions – celle de la France, notamment, évidemment celle de la Russie, d’autres encore – comme de simples missions de sauvetage. De nombreux intérêts économiques et politiques sont en jeu, dont il nous faudra discuter avec objectivité. Tout cynique que cela puisse paraître, les « aides extérieures » cachent une majorité écrasante du temps la volonté d’assoir une certaine autorité sur place.
Pour ce deuxième chapitre de notre analyse en tout cas, nous commencerons par redonner quelques informations capitales concernant le Groupe Wagner, ses origines et ses motivations.
Il s’agira alors d’observer l’évolution de la situation depuis notre billet du 2 janvier 2022. Méthodiquement, nous mettrons en lumière les événements récents, pour en comprendre les enjeux sur la scène internationale et locale. La question des sanctions prononcées contre le Mali doit évidemment être expliquée et analysée. Il nous faudra évaluer et mettre en perspective le rôle joué par la CÉDÉAO. Pour vous livrer une présentation exhaustive et sourcée, nous nous sommes évidemment appliqués à parcourir la presse francophone et internationale. Notre but n’est pas de « prendre parti », mais d’apporter un regard complet sur les paradigmes actuels, en mobilisant différentes interprétations. Car forcément, les réactions sont multiples ; parfois contradictoires.
C’est quoi qu’il en soit l’étude d’un sujet aux implications multiples que nous vous proposons. La question du Mali montre comment la conjugaison des enjeux locaux et internationaux peut déboucher sur des jeux de pouvoir complexes, aux conséquences sur le moyen et long terme toujours difficiles à anticiper. Nous vous invitons dans tous les cas à vous forger un avis personnel et étayé sur la question. Les éléments et pistes de réflexion apportés dans cet article devraient vous y aider.
Le Groupe Wagner au Mali : contextualisation, rappels
À l’occasion de notre premier article sur la question, nous avions déjà pu expliquer à quel point et dans quelle mesure l’envoi du Groupe Wagner sur le territoire malien était une question complexe. Complexe parce qu’elle suppose une multiplicité d’acteurs aux intérêts et aux objectifs parfois divergents, autant sur la scène locale qu’au niveau international. Il n’est dans tous les cas pas question de tomber dans le manichéisme. Nous ne tendons pas à déterminer si ces mercenaires ont de « bonnes » ou de « mauvais intentions » ; ce qui est intéressant, c’est de comprendre ce que cela implique pour le Mali, et les réactions à plusieurs échelles suscitées par les interventions de ce « groupe militaire ».
Pour ceux qui n’auraient pas suivi notre premier billet à ce propos, il est important de faire quelques rappels techniques avant d’analyser la situation actuelle plus en avant.
C’est en 2014 que le Groupe Wagner a commencé à se constituer. Cette « faction militaire indépendante » (il nous faudra vraiment nuancer le terme) a été créée sous l’impulsion d’Evgueni Prigojine (source), un homme russe extrêmement influent qui entretient des liens ténus avec le gouvernement russe. Cette faction mercenaire intervient de deux manières dans le monde :
- Par l’intermédiaire de l’IRA (ou Internet Research Agency), ou avec sa collaboration, d’innombrables campagnes d’influence (certains parlent de désinformation propagandiste) sont menées sur le front numérique. Nous n’aurons pas vraiment l’occasion de traiter cet aspect, mais il faut se rappeler que le XXIe siècle est aussi celui des « attaques virtuelles », dans une logique d’offensive psychologique qui peut faire des dégâts certes différents que les attaques par le feu, mais qui n’en restent pas moins d’une violence inouïe selon les cas.
- « Sur le terrain », le Groupe Wagner prend part à des opérations militaires, selon des motivations souvent difficiles à délimiter puisqu’il s’agit de démêler le discours officiel et les ambitions effectives. En Afrique, il semblerait que les premières « apparitions » de cette milice remontent à 2018 ; en 2019 plus spécifiquement pour le Mali.
Ce qui s’avère passionnant quand on étudie ce groupe de plus près, c’est le rapport très ambivalent qu’il entretient avec le gouvernement russe. Il faut dire qu’on part de loin : en principe, légalement, si l’on s’en tient strictement aux lois du pays, le Groupe Wagner ne devrait même pas exister. Sa facture « privée » le rend illégal.
On serait tenté de titrer « Les Russes ont débarqué au Mali », par exemple. Les raccourcis de ce type pullulent dans la presse. Mais ils ne permettent pas de saisir, encore moins de restituer l’extrême ambivalence de la situation. Ils sont même d’une certaine manière vecteur d’une confusion.
Dès lors, les dirigeants russes et leurs représentants rejettent tout lien avec cette faction – plus étonnant encore, ils ne se gênent pas pour en renier l’existence. Ce genre de paradoxes a de quoi donner du fil à retordre aux plus grands politologues. Les journalistes peuvent rapidement en perdre leur latin, eux aussi. En effet, on serait tenté de titrer « Les Russes ont débarqué au Mali », par exemple. Les raccourcis de ce type pullulent dans la presse. Mais ils ne permettent pas de saisir, encore moins de restituer l’extrême ambivalence de la situation. Ils sont même d’une certaine manière vecteur d’une confusion.
Avant de faire le point sur les problématiques récentes, nous aimerions en revenir brièvement à des considérations « historiques ». Comme on le disait un peu plus tôt, c’est à partir de 2019 que les hommes d’Evgueni Prigojine ont commencé à faire parler d’eux dans la région malienne. Le 10 décembre 2019, le site internet opex360.com publie un article de Laurent Lagneau intitulé : « Des mercenaires de la société militaire privée russe Wagner présents au Mali? ». Cet article, justement, laisse apercevoir les premiers soupçons. À ce moment-là, le Groupe Wagner avait déjà fait parler de lui. Dans son billet, le journaliste expliquait : « (…) cette assistance ne serait pas fournie par les forces russes… mais par la société militaire privée [SMP] Wagner, dont il a beaucoup été question en Centrafrique et dont il est dit qu’elle est aussi présente en Lybie, au Soudan, à Madagascar et, plus récemment, dans le nord du Mozambique ».
Lorsqu’on lit ces lignes, on a le sentiment (et la donne n’a pas beaucoup changé en bientôt trois ans) d’une société fantôme, dont on soupçonne la présence mais uniquement par le biais de témoignages et de rapports. À l’époque des premières incursions, certains ont soupçonné la mise en place d’une stratégie géopolitique, notamment dans le but de saper l’influence des Français sur place.
Le Groupe Wagner a dans tous les cas procédés par à-coups. C’est lié à la nature-même d’une société de ce genre : l’installation se veut lente, forcément officieuse, et ne fonctionne qu’autour d’opérations sous-marines. Les « avantages » tactiques sont nombreux, et l’on peut en relever un qui suffit à montrer l’intérêt de tels déploiements privés : en cas de débordements, si le gouvernement n’a jamais officiellement reconnu l’existence du groupe… l’accuser des dégâts occasionnés devient beaucoup plus complexe.
Un jeu de coulisses complexe entre la France et la Russie
Mais revenons-en à des considérations plus précises. En étudiant les moments saillants de l’année 2019, on remarque que la rivalité entre la France et la Russie joue un rôle crucial dans les événements liés au Groupe Wagner. Dès les premiers soupçons de présence, l’intervention totalement officieuse de la société russe a été mal vue par les dignitaires de l’hexagone. On constate alors la désagrégation des rapports entre la France et le Mali. L’opération Barkhane, qui devait en principe déboucher sur une sécurisation des régions touchées par de nombreux actes terroristes, s’est soldée sinon par un échec total, du moins par une série de désillusions dont les rapports franco-maliens ne sont toujours pas remis. Certains parlent d’un entêtement en constatant que les unités françaises sont toujours présentes au Mali – quoiqu’en plus petit nombre – malgré le flot de désaveux prononcés à leur encontre.
La signature d’un accord entre les ministres de la Défense du Malien et de la Fédération de Russie (le général Ibrahim Dahirou Dembelé pour l’un, Sergueï Choïgou pour l’autre) a justement mis en exergue la manière dont ce pays d’Afrique subsaharienne s’est tourné vers la Russie, plaçant (si l’on simplifie) en ses interventions l’espoir d’un « mieux » par rapport aux résultats français en demi-teintes.
Mais il ne faudrait pas schématiser la situation. D’une part car l’accord signé en 2019 n’a pas de lien officiel avec le Groupe Wagner. Il ne pourrait en avoir, puisqu’officiellement la Russie ne le reconnaît pas ! D’autre part parce que depuis cet événement certes chargé sur le plan symbolique, de grands bouleversements politiques sont survenus au Mali. Les coups d’État, les tensions internes, les coups du sort n’ont cessé de redistribuer les cartes.
D’ailleurs, tout au long de l’année 2020, la présence (supposée) du Groupe Wagner sur le territoire malien n’a cessé d’alimenter les fantasmes et les supputations. En parcourant la presse, l’on sent le haut degré d’incertitude, résultat de ce « jeu de dupe » au cœur du déploiement. Édifiant sont par exemple les propos de Luis Lema dans le périodique genevois Le Temps. À l’occasion de cet article, il nous livre cette phrase symptomatique : « Ce groupe qui n’existe pas s’appelle en réalité Wagner ». Nul besoin d’avoir un diplôme en analyse de texte pour réaliser à quel point cette phrase est antithétique.
Le groupe qui existe mais qui n’existe pas : un paradoxe fascinant
Vous pourriez vous demander pourquoi nous nous lançons dans une analyse linguistique d’une publication de 2020. C’est tout simplement parce que ces commentaires sont révélateurs d’une dynamique encore brûlante d’actualité aujourd’hui. Le destin du Mali se cristallise – au moins en partie – autour de cette progression aussi évidente qu’ambivalente du Groupe Wagner. Cela pose un grand nombre de problèmes sur le plan des relations internationales. Le conditionnel auxquels les reporters ont recours est un signe de ce double jeu continu, qui suscite forcément l’antagonisme des puissances rivales. À défaut de flou artistique, on peut sans autre parler d’un flou… diplomatique.
Comme nos lecteurs le savent, les interventions par des puissances étrangères, que ce soit sur le continent africain ou ailleurs, sont régies par des lois internationales, fixées par des organismes tels que l’Organisation des Nations Unies (ONU). Il s’agit de garantir une certaine transparence dans les opérations menées. Ainsi, plus l’on avance dans le temps, plus les remarques se font acerbes de la part des représentants européens. Il est reproché à la Russie de ne pas jouer dans les règles.
Une chose est sûre et on a pu déjà l’évoquer tout à l’heure : les coups d’État de 2020 et 2021 ont complexifié encore le dossier. Les opportunités, les « fenêtres » d’intervention se sont multipliées. Les Français ont pu y voir l’occasion sinon de réaffirmer, du moins de pérenniser leur présence et leur impact dans la région. Quant aux Russes (même s’il faut manipuler ce terme précautionneusement), ils sont accusés d’avoir tiré profit de la situation pour aller « là où le vent tourne », dans le cadre des jeux de pouvoir internes.
Mais avant de s’interroger sur les dissensions internationales au vu des derniers coups de théâtre, il est important de faire le point sur la situation locale au Mali. Depuis nos dernières observations, certains événements sont survenus et doivent vraiment être rapportés.
Bilan intermédiaire
Nous avons jusque là fait des rappels théoriques et chronologiques concernant le groupe russe Wagner, et plus particulièrement par rapport à son intervention au Mali. Nous espérons avoir bien montré la lenteur du processus et sa dimension ambivalente. À ce stade, il est important de comprendre que les tensions politiques de la région, sur fond d’attaques terroristes et de luttes pour le pouvoir, constituent un « moyen d’entrée » pour les milices étrangères, en l’occurrence pour la société militaire russe. Cela donne lieu à des situations très complexes ; le déni dont font preuve le Président Poutine et le reste de ses collaborateurs provoquent confusion et fait s’accroître l’hostilité exprimée au niveau international. Voyons dans quel contexte tout ceci est amené à évoluer – en espérant évidemment qu’aucun conflit majeur n’éclate.
Situation actuelle : quels sont les enjeux locaux au Mali ?
À l’heure où nous écrivons ces lignes, la situation s’avère malheureusement tendue sur la scène politique et sociale malienne. L’embargo prononcé par la CÉDÉAO, le dimanche 9 janvier 2022, suscite de très nombreuses inquiétudes sur le plan économique, politique et social (source). Dans un article daté du 16 janvier, Monsieur Philippe Randrianarimanana rapporte les paroles d’un jeune intellectuel burkinabé. Ce dernier, en tant qu’observateur « externe » mais forcément préoccupé par les événements, va jusqu’à parler d’une forme d’agression contre le peuple malien (source).
Pour rappel, l’acronyme « CÉDÉAO » renvoie à la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest. C’est une organisation visant une certaine forme de coordination entre les différents pays membres, et elle se voit investie, comme on peut le constater en découvrant les événements récents, un pouvoir régulateur susceptible d’infliger des sanctions aux États qui contreviendraient à certaines règles.
Et justement, dans le cadre du sommet d’Accra, le 9 janvier 2022, décision a été rendue d’isoler économiquement le Mali. Désormais, seules les transactions marchandes ayant trait à des échanges de biens indispensables sont officiellement autorisées. En cause : l’entêtement de la junte malienne, issue du deuxième coup d’État, à garder le pouvoir.
La question de la junte malienne : un processus démocratique en suspension
Le Colonel Assimi Goïta ne semble en effet pas prêt à abandonner son poste. Le Colonel s’est dit prêt à prolonger la situation actuelle de cinq ans, ce qui a suscité de vives réactions. Si l’on prend un peu de hauteur et qu’on juge cette configuration à l’aulne des grands principes politiques, l’on peut comprendre (sans prendre position, car ce n’est pas notre rôle) le scepticisme ambiant. En imaginant que cette junte reste en place pendant cinq ans, ne peut-on pas constater une vraie tension sur le plan démocratique ? En effet, par truchement, aucune élection ne sera organisée tant que le Colonel restera sur ses positions.
Les dirigeants réunis à l’occasion du sommet d’Accra ont manifestement opté pour une interprétation cynique de la situation. Ce désir affiché d’une « installation temporaire » n’a pas plu aux dignitaires décisionnaires de l’organisation sous régionale, qui ont donc décrété l’embargo en réaction.
Selon certaines voix, il y a derrière l’embargo une volonté de « punir » le lien de plus en plus prégnant qui se tisse entre les autorités maliennes et le Groupe Wagner.
Encore une fois, nous n’avons pas pour vocation de valider ou d’invalider telle décision prise, ou telle opération entreprise. En revanche, il est pertinent et important de mettre en lumière les enjeux d’une telle « punition ». Nous ne pensons pas être partisans mais objectifs en affirmant que ces sanctions, certes dirigées contre la trop grande permanence d’une structure temporaire, ont de quoi impacter drastiquement l’économie malienne, et la vie de la population locale par ricochet.
C’est ce que déplorent les représentants du Balai-Citoyen, tel que rapporté dans cet article que nous avons déjà cité tout à l’heure. Apparemment, la décision d’embargo prononcée par la CÉDÉAO a fait monter certains collectifs dans les tours. Dans un appel intitulé « Halte à l’agression du peuple malien en lutte », massivement relayé sur le continent, la fermeture quasi-totale des frontières économiques avec le Mali n’est qu’un prétexte pour « enfoncer [le pays] ».
Pour comprendre cette expression, on doit se rappeler que la région n’a cessé d’essuyer des revers importants depuis quelques années. Aux immenses perturbations politiques locales sont venues se greffer les attaques terroristes djihadistes ; les deux entretenant un lien de causalité à plusieurs égards. Les attaques physiques, l’instabilité et les défections n’ont cessé de porter des coups de massue à un système socio-économique affaibli depuis de nombreuses années.
Les détracteurs de l’embargo (du moins ceux qui sont à l’origine de l’appel, car nous ne voulons pas négliger la pluralité et la diversité des échos) ont donc le sentiment que cette mesure pourrait porter le coup de grâce à la nation et à son intégrité politico-économique. Ils reprochent à la CÉDÉAO une sorte d’hypocrisie ou d’incompétence dans leur approche des principes démocratiques ; ils arguent que la Communauté se focalise trop sur la question précise des élections, négligeant par là-même tous les autres enjeux liés à la transition du pouvoir. En somme, ils considèrent la punition comme contre-productive et simplement propre à envenimer les choses plutôt que de laisser entrevoir des solutions.
On retrouve en outre l’hostilité grandissante envers « Paris » – comprendre : envers le gouvernement français – que les rédacteurs de l’appel soupçonnent d’être en grande partie à l’origine de l’embargo. Les acteurs de la scène internationale ne sont jamais bien loin. C’est, par ailleurs, à dessin que nous n’avons plus cité le Groupe Wagner depuis quelques paragraphes. Le discours officiel, les justifications affichées concernant les limitations économiques imposées au gouvernement malien par la CÉDÉAO ne permettent pas de comprendre les problématiques dans leur ensemble.
En filigrane, mais de manière tout de même décisive, les interventions internationales sont en jeu. Selon certaines voix, il y a derrière l’embargo une volonté de « punir » le lien de plus en plus prégnant qui se tisse entre les autorités maliennes et le Groupe Wagner.
Avant d’approfondir ce sujet, il faut insister sur la large stratification des dissensions. Imaginer qu’il y aurait d’un côté le peuple défendant corps et âme, sans exceptions, la junte en place face aux foudres de la CÉDÉAO reviendrait à simplifier le problème. Certes, certains rassemblements ont permis de constater le soutien apporté par une fange de la population au Colonel et à ses projets. Mais l’opposition, inévitable, immanente, complexifie encore la situation. Il y a des désaccords aussi bien au sein du gouvernement de transition qu’entre les instances externes et l’autorité. Sur le reste du continent africain aussi bien que dans le monde, les divergences d’opinions et de positions vont bon train.
Nous ne voulons pas donner « raison » ou « tort » à telle ou telle entité. Plutôt, nous voulons vous rendre attentifs à l’hétérogénéité des dynamiques. Cela va nous permettre de commenter les événements les plus « neufs » tout en ayant posé des jalons forts.
Bilan intermédiaire
Ce début d’année 2022 est loin d’être calme pour le Mali. La persistance au pouvoir de la junte suscite des réactions de toutes sortes. Lorsque la CÉDÉAO a décidé de sanctionner l’absence de prochaines élections, elle s’est érigée en chantre du processus démocratique, faisant comprendre par là qu’un État prêt à repousser aussi longtemps le vote populaire n’était pas éligible à une intégration économique dans l’espace mercantile de la sous-région. Mais en parcourant les articles rédigés à ce sujet, nous avons pu remarquer que certains analystes et témoins émettaient des doutes quant aux vraies motivations de la Communauté.
Sans rejoindre un « clan » ou un autre (il y en a d’ailleurs un grand nombre), il faut maintenant se demander pourquoi ces soupçons sont émis. Quel lien concret y aurait-il avec l’arrivée officielle des militaires russes d’une part, et l’influence toujours plus marquée du Groupe Wagner d’autre part ? Peut-on expliquer les accusations proférées envers la France au simple regard de la rivalité franco-russe ? Ou cela ne correspond-il qu’à une partie des paramètres ? Il nous faut maintenant approfondir cet aspect.
Les unités militaires russes au Mali : entre alliances officielles et interventions clandestines
Au gré de nos recherches présidant à la rédaction de cet article, nous avons pu constater l’extrême complexité du jeu communicationnel et diplomatique entre les différents gouvernements et leurs porte-parole ; aussi entre l’ONU, par exemple, et les instances décisionnaires internationales.
Ce qui frappe particulièrement, c’est la tension perpétuelle entre ce qui semble une évidence lorsqu’on lit certains témoignages, et ce qui est officiellement reconnu par les autorités. On rappelle que le Groupe Wagner n’est à ce jour toujours pas reconnu comme réel par les élites russes. C’est pourquoi la presse a souvent qualifié cette société de « fantôme ».
Les autorités maliennes reprochent à la CÉDÉAO une sorte d’hypocrisie ou d’incompétence dans leur approche des principes démocratiques
Le même constat peut se faire, certes selon une orientation légèrement différente, au niveau de la junte malienne. Selon les déclarations officielles du gouvernement malien, il n’y aurait absolument aucun accord passé avec la milice privée, et tous les rapports militaires entre la Russie et le Mali seraient strictement officiels, cadrés par des documents clairs et transparents (source). Ce rejet contraste de manière saisissante avec le courroux exprimé (notamment) par les représentants français, qui crient au scandale face au déploiement d’une société privée ; ils considèrent qu’une rupture totale s’établit avec les principes diplomatiques régissant la paix et la concordance internationales.
Jean-Yves le Drian, ministre des Affaires étrangères françaises, n’y est pas passé par quatre chemins à ce titre (source). Selon lui, la lutte contre le djihadisme n’est que le prétexte à une association anti-démocratique entre les responsables de la junte et le Groupe Wagner. Il va jusqu’à évoquer une « prise d’otage » du peuple malien, ce qui, admettons-le, est une image plutôt forte.
Cette prise de parole a été l’occasion de revenir sur les liens effectifs entre la société privée et les membres du gouvernement au Kremlin. M. le Drian parle de « mensonge », et n’hésite pas à remettre très sérieusement en doute les paroles des dignitaires russes quand ils disent ignorer l’existence de la fameuse faction mercenaire.
Dans tous les cas, les événements récents semblent signer le « début de la fin » pour les relations entre la France et le Mali. Attention cependant :
- Nous n’avons pas pour prétention de lire l’avenir. Il faut se garder de conclusions trop hâtives, surtout quand il s’agit d’étudier l’histoire récente – ou même l’actualité, en l’occurrence.
- Nous ne sommes pas en train de dire que les événements pourraient déboucher sur un conflit à proprement parler.
En revanche, les accords de protection entre les deux nations, dont la genèse se situe comme on le sait au début des années 2010, s’avèrent de plus en plus compromis. Une demande officielle a été formulée en ce sens par certains représentants maliens, selon une information communiquée très récemment par Monsieur Abdoulaye Diop, le ministre malien actuel aux Affaires étrangères (source).
Il serait intellectuellement et factuellement tendancieux de rattacher la déliquescence des liens franco-maliens à la seule question de l’influence russe sur le territoire. Il paraît, de plus, inutile de chercher absolument un coupable, une nation « plus responsable que l’autre ». C’est une conjugaison de facteurs qui a mené à la situation actuelle. Toujours est-il qu’une forme d’hostilité semble s’être installée, et que les orientations de la junte ne semblent pas vraiment compatibles avec un apaisement des échanges. Plus inquiétant encore : des déclarations hostiles ont été faites par le Premier ministre malien à l’occasion d’une plainte déposée contre la CÉDÉAO.
La plainte déposée par Choguel Maïga, Premier ministre malien : quand la situation se complique encore
Car oui, Monsieur Choguel Maïga a fait comprendre que le gouvernement malien dont il est l’un des principaux dignitaires n’entend pas accepter l’embargo sans broncher. À l’occasion d’une intervention télévisuelle (source), il a décrit les sanctions comme étant des moyens de « déstabilisation » ; il considère donc que la Communauté est mal intentionnée face à l’État malien. Dans la foulée, il a précisé que le gouvernement français lui paraissait aux commandes de ce sabotage – ce qui vient confirmer encore, si c’était nécessaire, une cassure importante au niveau de l’entente entre les deux nations.
Actuellement sur le sol malien, l’heure est aux revendications et à la manifestation. Un appel a été lancé pour inviter la population à s’insurger contre les punitions prononcées en haut lieu. À ce stade, c’est dès lors à de nombreux niveaux que les difficultés se présentent. Et le jeu – au sens brut – des puissances internationales s’avère tour à tour le moteur ou la cible des séismes politiques locaux.
La Russie : un « vieil ami » du Mali ?
Si l’on analyse la situation de près, on observe un phénomène de « remplacement ». Là où la Russie paraît prendre de plus en plus de place dans le paysage malien, les Français, eux, se retirent progressivement. L’opinion publique – bien qu’il soit toujours délicat de lui donner une seule et même voix, y compris en faisant jouer les statistiques – semble rejeter de plus en plus l’aide française, comme si ce n’était plus qu’un vague reliquat des années 2010 dont il s’agissait de se débarrasser le plus rapidement possible.
Ces tendances « anti-françaises » se ressentent jusque dans les rues. Apparemment, lors des manifestations encouragées par la junte dans le cas de l’embargo prononcé par la CÉDÉAO, de nombreux slogans d’hostilité contre l’hexagone sont apparus sur les panneaux brandis. On peut donner une large batterie d’explications à ces expressions de colère. Une partie de la population malienne est déçue par la manière dont les soldats français sont intervenus sur leur sol. Cette déception découle soit d’une interprétation personne et réelle ; soit, dans certains cas, d’un effort « propagandiste » mené par le pouvoir en place (et d’autres avant eux) pour discréditer l’action européenne aux yeux du peuple. Nous disons « européenne », car l’UE est aussi dans le viseur de certains représentants maliens.
Tout laisse à penser que nous assistons à un virage dans le rapport entre la nation malienne et le continent européen. Encore une fois, nous n’allons pas nous lancer dans des spéculations alarmantes ou faire preuve d’un optimisme inutile. Il est simplement question de constater le discours mené des deux côtés, et à plusieurs reprises. Choguel Maïga, dans le cadre d’une interview, a parlé de la Russie comme d’un « vieil ami » ; comme d’un partenaire privilégié avec lequel il s’agissait désormais de construire l’avenir. Les porte-paroles de l’Union Européenne et de la France, eux, ont annoncé leur désir de laisser des factions sur place, mais « pas à n’importe quel prix ». Cette expression, notamment relayée dans cet article, est symptomatique des inquiétudes émises par de nombreux acteurs en ce moment.
En effet, la conjoncture politique est tendue pour plusieurs raisons :
- La présence d’instructeurs russes sur le territoire malien n’est pas contestée par le gouvernement. En revanche, c’est l’appartenance des militaires au Groupe Wagner qui est réfutée. Cette distorsion provoque la colère de plusieurs intervenants, qui dénoncent un manque de clarté et déplorent que la Russie prenne autant de place au Mali sans assumer pleinement sa présence.
- Le gouvernement français, conjointement aux porte-paroles de l’UE, doit sauver la face et ne peut ni retirer immédiatement ses troupes, ni rester de marbre face à l’hostilité clairement affichée par la junte à l’encontre de l’hexagone.
- Si la lutte contre le terrorisme n’est effectivement qu’un prétexte, on peut se demander dans quelle mesure l’arrivée du Groupe Wagner ne servira pas d’autres intérêts, liés au maintien du pouvoir par le gouvernement éphémère, au détriment d’actions concrètes visant les groupuscules menaçants.
Il ne faut cependant pas trop noircir le tableau. Comme le dit l’expression populaire, « chacun défend son bifteck » dans cette situation complexe aux enjeux multiples. Dans cette perspective, certaines accusations sont exacerbées. Certains griefs sont prononcés à des fins politiques. On n’est jamais à l’abri d’une exagération ou d’une tentative de provocation. Voyons justement quel bilan modéré et objectif l’on peut tirer de la situation actuelle.
Un début d’année décisif ; une situation en perpétuelle mutation
Évoquer une actualité aussi immédiate dans le cadre d’un article tel que celui-ci a forcément quelque chose de frustrant. En effet, au moment où nos chers lecteurs découvriront ces lignes, la situation aura peut-être considérablement évolué. Certaines hypothèses formulées se seront avérées ; d’autres n’auront été que des… hypothèses, justement.
Mais l’intérêt de ce billet ne se situe pas forcément en la restitution stricte d’événements. Nous n’avons d’ailleurs pas jugé intéressant de retracer chaque étape des soulèvements locaux ou d’exposer l’ensemble des propos tenus par les représentants de telle ou telle instance. Ce qui importe vraiment, c’est de saisir les enjeux de la situation. De réfléchir pleinement et sagement aux implications politiques, géopolitiques et sociales de ce prisme d’opportunismes, de revendications… et d’espoir aussi.
Les gens qui ont répondu à l’appel de la junte, qui sont descendus dans les rues pour manifester leur soutien, semblent sinon convaincus, du moins optimistes quant à l’impact positif que le gouvernement peut avoir sur la stabilité du pays. Nous avons plusieurs fois cité les antagonismes et les méfiances ; mais il y a aussi une forme de foi (dans le sens laïque du terme) et les choix stratégiques de la junte. Qu’il s’agisse ou non de reconnaître l’existence et l’implication du Groupe Wagner – là n’est en réalité pas la question – plusieurs locaux ne veulent plus placer leur confiance en l’armée française et voient d’un très bon œil l’alliance avec les forces militaires russes.
De notre côté, nous n’entendons pas, comme vous le savez, nous ranger dans un clan. En revanche, nous invitons chacun à la prudence lorsqu’il lit de nouvelles dépêches sur la question. Lorsque le ministre des Affaires étrangères français utilise le mot « mensonge », on se retrouve clairement – que cela soit fondé ou non – face à une certaine forme de théâtralisation des paradigmes. Les accusations de ce genre viennent souvent masquer la complexité des problèmes. Le jeu politique se niche jusque dans les discours rapportés par les organismes informationnels, et le débat se trouve souvent déplacé vers des considérations relativement peu importantes.
Car même si la « fausse non-existence » du Groupe Wagner est en soi une question intéressante, c’est surtout le transfert d’influence qui doit susciter notre attention. La Russie prend une place de plus en plus importante au Mali. La France, au contraire, perd du terrain et se retrouve désavouée à plusieurs niveaux. À l’approche du sommet sur l’Afrique organisé par le Conseil de l’Union Européenne, on doit forcément se demander comment la situation va évoluer.
D’autant que le curseur peut se déplacer de nombreuses fois. À ce stade, l’embargo est géré de manière passive-agressive par le gouvernement visé, qui est principalement « passé par le peuple » pour faire entendre son mécontentement. Les relations avec la CÉDÉAO sont forcément tendues, mais il n’est pas question d’un désaveu de la Communauté par les autorités maliennes à ce stade. Au risque d’utiliser une formule clichée : tout est encore possible. Ou du moins, de nombreux scénarios sont envisageables.
Les événements récents semblent signer le « début de la fin » pour les relations entre la France et le Mali.
De notre côté, nous aimerions tirer un bilan équilibré des événements récents. Il y a manifestement des zones d’ombre concernant le degré d’implication de la Russie sur le territoire malien. La confusion semble parfois entretenue sciemment. Là où les « aides militaires » sont officiellement reconnues, les renforts issus du Groupe Wagner, eux, font principalement l’objet de spéculation et ont été relégués aux rangs de « fausses rumeur » par Monsieur le Premier ministre du Mali.
Il faut maintenant voir avec quelle rapidité les configurations vont évoluer. Les relations avec la France vont-elles continuer à s’effriter ? Les demandes de reconsidérations officiellement formulées par la junte concernant les accords militaires avec l’hexagone vont-elles déboucher vers une restructuration profonde des mécaniques de soutien ?
Toujours est-il que cette actualité passionnante nous donne un exemple supplémentaire de la manière dont la préserve des intérêts démocratiques peut venir se heurter à d’autres ambitions. Aussi à quel point ceux qui érigent la démocratie en grand principe – comme les représentants de la CÉDÉAO peuvent vite être accusés de récupération et d’opportunisme. Que penser dans tous les cas des accusations de « sabotage » prononcées par certains intervenants ? Dans quel but le gouvernement français participerait-il à la sape de l’intégrité économique et sociale malienne ?
Une chose est certaine : il est inutile de chercher une seule et unique réponse à ces questions. La presse offre parfois une vision binaire des paradigmes, mais il y a en réalité des paramètres très subtiles à prendre en compte. Au sein même d’un groupe, les ambitions peuvent être divergentes. Une coalition en apparence peut, si l’on gratte ne serait-ce qu’un peu, afficher ses limites. On pense par exemple au soutien de la junte par la population malienne : il est réel à certains égards, mais parfois exagéré pour légitimer la persistance de ce gouvernement.
Dans tous les cas, l’espoir d’une issue positive reste permis. Les récents événements n’invitent peut-être pas à la candeur, mais il demeure possible et crédible que l’incursion russe sur le territoire malien – tout insidieuse soit-elle par moments – puisse régler certains problèmes en suspens depuis de nombreuses années. Seulement, le manque de transparence dont font preuves les dignitaires du Kremlin et dans une certaine mesure les dirigeants maliens – qui réfutent la sollicitation du Groupe Wagner – donne du « matériel » aux détracteurs, qui sauront rapidement crier à la trahison.
Nous espérons quoi qu’il en soit vous avoir éclairé sur cette situation aux multiples facettes. Au sortir de cet article, vous devriez avoir compris que les attaques djihadistes ne sont qu’une partie du problème malien. Même si les Russes parviennent à calmer la situation, les années post-Kadhafi ont laissé de nombreuses cicatrices qui ne pourront se refermer du jour au lendemain.
Mais le changement de paradigme auquel nous sommes en train d’assister pourrait « rafraîchir » la dynamique malienne et conduire, après la tempête de l’embargo, à un apaisement global. Nous serons évidemment là pour faire le point à nouveau lorsque la situation aura ostensiblement évolué.
Ongui Simplice
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