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A l’occasion de la 3ème année de détention du Président Laurent Gbagbo, et au moment où les juges de la cour pénale internationale s’apprêtent à se prononcer sur la procédure de confirmation des charges portées contre lui, Le Nouveau Courrier s’entretient avec Dr. Bertin Kadet, ancien ministre délégué à la Défense, puis Conseiller de l’ex-président de la République. Dans cette exclusivité, il dénonce les dérives tribales du harcèlement politico-judiciaire de la CPI contre le Président Laurent Gbagbo, non sans avoir jeté un regard sur l’actualité politique nationale. Entretien.

Par Stéphane Bahi

Bonjour M. le Ministre, comment vous sentez-vous, en particulier en ce mois d’avril où tout a basculé en Côte d’Ivoire ?

Bonjour, comme vous le dites, tout a basculé à l’envers et au cauchemar car, c’est le 11 avril 2011 que, profitant d’un contentieux électoral, les forces franco-onusiennes attelées aux forces rebelles, ont bombardé la résidence d’Etat du Président de la République de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, l’ont arrêté avec toute sa famille et plusieurs de ses collaborateurs, avant de le déporter quelques mois plus tard, à la Cour Pénale Internationale, à La Haye. Ceci après des mois de torture à Korhogo, dans le Nord du pays, torture dont il porte encore les séquelles. C’est également en avril 2011 que des milliers d’Ivoiriens fuyant les persécutions, ont pris le chemin de l’exil, tandis que de milliers d’autres sont envoyés dans des prisons, dans le Nord du pays. Le mois d’avril est donc chargé de douleurs et de larmes pour nous autres. Toutefois, le croyant que je suis, n’oublie pas que Jésus Christ dont notre communauté vient de célébrer la passion, en a fait un mois de purification, de pardon et de générosité. En souvenir de la troisième année de cette barbarie qui a meurtri les cœurs des Ivoiriens, je suis naturellement triste, en pensant à tous ceux qui ont trouvé la mort sous les bombes de ces armées, à tous les blessés et disparus qui ont été fauchés, alors qu’ils défendaient l’ordre républicain de leur pays.

Avez-vous un message particulier à cette occasion ?

Je veux tout d’abord remercier toute la presse, nationale et internationale, ainsi que tous ceux qui continuent de dénoncer les injustices en Côte d’Ivoire, et qui sensibilisent l’opinion, afin que le Président Laurent Gbagbo et tous ceux qui croupissent encore dans les prisons ivoiriennes depuis 2011, recouvrent la liberté. Je demande ensuite aux Ivoiriens de ne jamais oublier ce qui s’est passé dans notre pays mais, d’essayer de tourner cette page sombre de notre histoire, en cherchant à envisager un processus sincère de réconciliation sur la base de la vérité. D’ailleurs à cette intention, le Président Pascal Affi NGuessan et la haute direction du Front populaire ivoirien (FPI) travaillent ardemment. Le programme de sensibilisation et de mobilisation des populations qu’ils ont entrepris sur l’ensemble du territoire national, tout en contribuant à la dynamisation du parti, a permis aux Ivoiriens de se débarrasser de la peur, pour faire face à ces nouveaux défis. Le parti a également initié un programme de rencontres de plusieurs chancelleries étrangères, pour faire entendre la cause du Président Gbagbo, et recueillir des avis. Je voudrais humblement les féliciter et les encourager pour ce travail et surtout pour avoir emprunté la voie du dialogue que Laurent Gbagbo lui-même a toujours préconisé, même dès le premier jour de son arrestation. Il reste maintenant que le régime d’Abidjan consente, enfin, à créer les conditions pour la reprise d’un dialogue sincère.

Depuis trois ans, jour pour jour, le régime d’Abidjan multiplie les facteurs de crispation du climat sociopolitique en Côte d’Ivoire.

Quelles sont d’après vous, ces conditions de reprise du dialogue politique?

Depuis trois ans, jour pour jour, le régime d’Abidjan multiplie les facteurs de crispation du climat sociopolitique en Côte d’Ivoire. A côté des problèmes récurrents des 700 prisonniers politiques non encore libérés, du gel des avoirs et des biens immobiliers, de la question du retour sécurisé des exilés, se greffent maintenant le problème de la Commission électorale, du recensement général de la population et de l’habitat, et celui de la CDVR. Ce sont là autant de facteurs dirimants d’une situation sociopolitique déjà suffisamment dégradée, et qu’il importe de régler si l’on veut aller à une réconciliation sincère. Je me réjouis que le FPI et les partis de l’Alliance aient fait connaître leur position sur ces questions. Si les Ivoiriens ne s’accordent pas, dès maintenant, pour débattre de ces questions et trouver des solutions en toute responsabilité, eh bien dans peu de temps, ce sera la même communauté internationale, dont nous connaissons les méthodes, qui viendra se substituer à nous Ivoiriens, pour le faire à notre place. Et sur ces questions, la responsabilité de la détente revient d’abord à ceux qui sont au pouvoir.

Mais nous sommes en avril, un mois assez particulier et je voudrais, au moment où les juges de la CPI se préparent à se prononcer sur la situation du Président Laurent Gbagbo, inviter chaque Ivoirien à interroger sans relâche, les accusations portées contre lui.

Justement à ce propos, le Procureur de la CPI a publié, le 13 janvier 2014, un «document amendé de notification des charges» à l’encontre du Président Laurent Gbagbo. Peut-on maintenant avoir vos réactions ?

Concernant ce «document amendé de notification des charges» du Procureur de la CPI, il y a eu déjà plusieurs réactions d’Ivoiriens et non Ivoiriens, et je voudrais féliciter sincèrement tous ceux qui ont produit des critiques sur le vif. L’injustice dont le Président Laurent Gbagbo est victime est tellement criarde que tout le monde en est affligé, que nous soyons Ivoiriens, Africains ou d’autres nationalités. C’est donc normal que des réactions soient venues de partout. Pour ma part, je n’ai pas adopté le même timing de réaction que les autres, parce que je considère qu’il faut d’abord laisser la défense du Président Gbagbo faire ses observations dans la sérénité. Maintenant que c’est chose faite, et n’étant pas professionnel du droit, je peux faire mes commentaires. Toutefois, je veux adresser mes observations aux juges de la CPI ainsi qu’à tous ceux qui ont un pouvoir de décision au sein de cette juridiction internationale car, en définitive, c’est d’eux que dépend le sort du Président Laurent Gbagbo.

Que pouvez-vous nous dire alors à propos des accusations qui y sont contenues ?

Beaucoup de choses mais, que je regroupe dans deux rubriques d’argumentations. Avant cela, je voudrais rappeler que ce «document amendé de notification des charges» fait suite à la décision d’ajournement de l’audience de confirmation des charges, prise le 3 juin 2013 par les juges de la Chambre préliminaire 1 de la CPI. Ayant estimé insuffisantes les preuves de l’accusation, les juges ont demandé au Procureur de «soumettre des preuves additionnelles ou de conduire des enquêtes supplémentaires» qui permettent d’apporter des réponses sur certains points de ses accusations. Les informations demandées par les juges de la Chambre préliminaire 1 au procureur de la CPI portent sur six points tels que rapportés par le Professeur Oulaye Hubert dans sa contribution à l’ouvrage intitulé : Cour pénale internationale : l’introuvable preuve contre le président Laurent Gbagbo, aux pages 30-44. C’est en réponse à la demande des juges de la Chambre préliminaire 1, que le Procureur de la CPI a rendu public, le 13 janvier 2014, le «document amendé de notification des charges» dont nous parlons.

Alors, ce «document amendé de notification des charges» répond-t-il aux préoccupations des juges ?

C’est aux juges de répondre à cette question. Quant à moi, et c’est aussi l’opinion de ceux qui ont déjà donné de la voix dans ce débat, c’est de fournir des éléments de faits, qui permettront de forger l’opinion des juges, à propos du Président Laurent Gbagbo.

Et quels sont ces faits ?

Voyez-vous, dans ledit document d’accusation, le Procureur de la CPI dit que le Président Laurent Gbagbo a conçu un «Plan commun» et une «Politique» avec les membres de sa famille, ceux de son groupe ethnique les Bété, leurs alliés les Guéré, des milices, des mercenaires, pour éliminer des populations civiles pro-Ouattara non armées, notamment des gens du Nord du pays, de confession musulmane, ainsi que des étrangers originaires d’Afrique de l’Ouest. Ces allégations du Procureur de la CPI, que j’ai ainsi résumées, forment le corps de ce document d’accusation. Le Procureur de la CPI développe ainsi deux thèses pour soutenir les accusations portées contre le Président Laurent Gbagbo. La première thèse est celle du «plan commun et la politique» ; la seconde thèse est celle du tribalisme et la xénophobie.

En quoi consiste la thèse du «Plan commun et la Politique» développée par l’accusation?

Cette première thèse soutient que, «dès son accession à la présidence en 2000, Gbagbo a eu pour objectif de se maintenir au pouvoir… Gbagbo a… conçu et mis en œuvre un Plan commun afin de se maintenir à la Présidence par tous les moyens nécessaires. Le Plan commun a évolué jusqu’à inclure, au plus tard le 27 novembre 2010, une politique d’Etat organisationnelle qui avait pour but une attaque généralisée et systématique contre des civiles considérés comme des partisans de Ouattara.» Les termes des accusations sont dans tout le document, surtout en ses sous-points 2, 39, 40, 46, 47, 48, 49, 50, 55, 58, 59, 60, 61,62, 65, 87, 88, 90, 91, 92, 98, 131, et au-delà. Or, les faits, et rien que les faits, attestent le contraire de ces allégations.

Faisons tout d’abord observer que l’«objectif de se maintenir au pouvoir» n’est pas un projet politique, ce n’est ni un projet de société, ni un programme de gouvernement. Alors, prêter une telle intention à Laurent Gbagbo dès 2000, amène à se demander si ce dernier n’était pas porteur d’un projet politique pour les Ivoiriens, au moment où il devient Président de la République ? La réponse à cette interrogation est que Laurent Gbagbo est effectivement porteur d’un projet de société socialiste pour la Côte d’Ivoire. Ses idées, ses objectifs et sa politique sont connus des Ivoiriens et du monde entier, bien longtemps avant qu’il n’accède à la Présidence de la République de Côte d’Ivoire, en octobre 2000, à l’issue d’élection démocratique crédible et reconnue.

Durant les décennies 70 et 80, Laurent Gbagbo a passé sa vie à étudier la société ivoirienne. Les recherches qu’il a menées dans le cadre de sa formation universitaire ont fait l’objet de nombreuses publications parmi lesquelles son ouvrage intitulé «Côte d’Ivoire : Economie et société à la veille de l’indépendance (1940-1960) publié en 1982 aux éditions L’Harmattan. L’expérience accumulée à partir de ces recherches lui a donné une meilleure connaissance de la Côte d’Ivoire, de ses problèmes et ses attentes. Ainsi, s’étant aperçu que le parti unique est un obstacle au progrès social et économique, à la liberté individuelle et collective des Ivoiriens, il propose dès 1983, la voie du pluralisme politique à ses compatriotes. Sa vision politique et le projet de société qui la portent sont contenus dans son livre «Côte d’Ivoire, pour une alternative démocratique», édité à Paris par l’Harmattan. Laurent Gbagbo, qui a toujours privilégié la réflexion avant l’action, publie ensuite, en collaboration avec un groupe d’intellectuels ivoiriens, «Les propositions pour gouverner la Côte d’Ivoire» en 1987. Lorsque le multipartisme est proclamé en Côte d’Ivoire en avril 1990, il officialise au lendemain de cette proclamation, la création d’un parti politique, le Front populaire ivoirien (FPI) qui est à la fois le cadre et l’instrument de son combat pour l’instauration de la démocratie dans son pays. Un an plus tard, Laurent Gbagbo publie un autre ouvrage «Agir pour les libertés» (1991), réaffirmant ainsi son engagement pour la démocratie. L’ensemble de ses orientations politiques et doctrinales sont déclinées en des objectifs opérationnels dans le «Programme de Gouvernement du FPI» publié en 1994. Plusieurs autres ouvrages dont Laurent Gbagbo est l’auteur, ont précédé ou suivi ceux que je viens de mentionner à titre indicatif.

A-t-il mis en œuvre ses idées et le programme de gouvernement du FPI en 2000 ?

Au moment où Laurent Gbagbo est investi Président de la République de Côte d’Ivoire, le 26 octobre 2000, le pays qu’il va diriger se trouve dans un coma socio-économique profond. Une dette extérieure colossale cumulée de plus de 6 000 milliards Fcfa a été laissée par les régimes houphouétistes successifs. La croissance économique est négative et les bailleurs de fonds internationaux ont coupé tout lien avec la Côte d’Ivoire. Au plan social, les populations ivoiriennes sont désemparées à cause de la paupérisation croissante des couches les plus défavorisées, et les jeunes diplômés ne trouvent pas d’emploi. Le désarroi des populations est d’autant plus inquiétant que les forces de défense et de sécurité qui doivent garantir leur sécurité ainsi que celle du pays tout entier, sont dans une situation de dénuement et de sous-équipement généralisés, conséquences à la fois d’une gestion par procuration de ce secteur depuis quarante ans, et d’une transition militaire désastreuse (1999-2000).

Face à tous ces problèmes, le Président Laurent Gbagbo cherche d’abord à établir la confiance entre la Côte d’Ivoire et les institutions de Bretton Wood dès 2000. Dans cet esprit, il rembourse les 18 milliards Fcfa de l’Union européenne occasionnés par la gestion du PDCI, renoue avec la Banque mondiale et l’Union européenne, et ramène la dette extérieure de 6700 à 4000 milliards Fcfa, dans une conjoncture nationale particulièrement difficile. Concomitamment, il assainit les finances publiques par des mesures de maîtrise budgétaire (budget de sauvegarde, budget sécurisé). En outre, le Président Gbagbo s’attèle à reconstituer l’Etat dont les fondements ont été sapés par le coup d’Etat militaire de décembre 1999. Dans l’ouvrage collectif portant sur Le Président Laurent Gbagbo à la Cour Pénale internationale, Justice ou imposture, publié en 2013 aux éditions L’Harmattan, j’ai développé divers aspects des actes gouvernementaux qu’il a posés en tant que chef d’Etat, dans ma contribution intitulée «Le Président Laurent Gbagbo, un modèle de combattant pour les libertés démocratiques.»

Tout ceci, pour dire que la thèse du «plan commun» et de la «politique» est inopérante en ce qui concerne le Président Laurent Gbagbo. Ce dernier a toujours eu une approche de conciliation et une approche démocratique des problèmes de la Côte d’Ivoire, mais jamais un projet d’élimination d’Ivoiriens, encore moins des pro-Ouattara. Par contre, c’est lui, Laurent Gbagbo qui a subi les violences de ses adversaires politiques, ces derniers ayant décidé depuis toujours de le renverser par des méthodes non démocratiques et anticonstitutionnelles. C’est ce programme non démocratique et anticonstitutionnel conçu par ses adversaires politiques contre lui, le Chef d’Etat élu de la Côte d’Ivoire, qui est le véritable «Plan commun» et la vraie «Politique», une politique de destruction et de négation de l’Etat ivoirien, dont l’exécution est l’œuvre d’une rébellion armée ayant mis le pays sous coupe réglée pendant dix ans, de 2002 à 2011.

C’est plutôt autour de la question du respect des lois et des institutions ivoiriennes que se situe le débat.

Selon le « document amendé de notification des charges » c’est la disparition, en 1993, du premier chef d’Etat ivoirien, le Président Félix Houphouët-Boigny, et les batailles de sa succession qui sont à l’origine de la crise ivoirienne. Quelle est votre analyse ?

Selon moi, c’est le non respect des lois et des institutions républicaines ivoiriennes qui constitue le véritable «plan commun» et la véritable «Politique» contre la Côte d’Ivoire. Je ne peux donc pas soutenir l’argument que vous déclinez car, ce serait forger dans l’opinion, l’idée selon laquelle le premier chef d’Etat ivoirien n’aurait jamais dû quitter la présidence de la Côte d’Ivoire. Or, le Président Houphouët-Boigny est un être humain dont le destin est commun à celui de n’importe quel vivant. D’ailleurs, cette perception de la crise socio-politique ivoirienne a conduit le procureur de la Cpi à présenter les faits de son épisode postélectoral, à travers le prisme d’un citoyen, fut-il Houphouët-Boigny. De mon point de vue, l’analyse doit plutôt privilégier le fonctionnement des institutions qui organisent la vie de la société ivoirienne.

En effet, dans toutes les démocraties du monde, ce sont les règles démocratiques qui s’appliquent ? En cela, il suffit simplement d’évoquer le cas de la France, pays auquel la Côte d’Ivoire doit son organisation institutionnelle. Le Général Charles De Gaulle, pourtant considéré comme l’homme providentiel qui a libéré la France, son pays, de l’occupation allemande, a démissionné de la présidence en 1969. La France n’a pas connu le chaos, suite à la vacance du pouvoir due à cette démission. Comme le prévoit la constitution de la cinquième république, c’est le président du sénat Alain Poher qui a occupé les fonctions de président par intérim. Candidat lui-même à l’élection présidentielle, Alain Poher a été battu en juin 1969 par Georges Pompidou qui a obtenu 58.21 % des suffrages. Après la mort de Pompidou en 1974, le même Alain Poher, Président du Sénat, a une nouvelle fois occupé le poste de président par intérim.

En Côte d’Ivoire, le premier chef d’Etat Félix Houphouët-Boigny, a laissé des institutions qui garantissent la continuité de l’Etat. Sa succession a été réglée par l’article 11 de la Constitution de la première République ivoirienne, lequel dispose qu’en cas de vacance du pouvoir, c’est le Président de l’Assemblée nationale qui termine le mandat présidentiel. C’est Alassane Ouattara, Premier ministre d’Houphouët-Boigny au moment où ce dernier rendait l’âme, qui a tenté d’empêcher l’application de cette disposition constitutionnelle. En 1993, pour faire appliquer cette disposition constitutionnelle et faire ainsi respecter la loi, le Président Henri Konan Bédié a dû se faire accompagner à la télévision ivoirienne, par une équipe de commandos gendarmes, et demander aux Ivoiriens de se «mettre à sa disposition». L’opinion nationale et internationale connait cette histoire qui a failli faire basculer la Côte d’Ivoire dans la violence inutile.

La mort d’Houphouët-Boigny et la succession de ce dernier ne peuvent donc constituer les fondements d’un argumentaire juridique crédible. C’est plutôt autour de la question du respect des lois et des institutions ivoiriennes que se situe le débat. A partir du moment où les lois et les institutions que le pays s’est données sont respectées par les citoyens et leurs dirigeants, il ne peut y avoir de conflit de pouvoir. De même, toutes les questions relatives à la nationalité, à l’ethnie et à l’ivoirité trouvent forcément leurs solutions dans un cadre institutionnel. Eluder cette perspective, c’est se détourner de la voie royale du bon sens, de la vérité des faits et du droit.

En réalité, c’est la défiance des lois et des institutions ivoiriennes, le non respect des engagements internationaux, par les responsables des partis houphouétistes et la rébellion armée, qui constituent le véritable contexte de la crise politico-militaire ivoirienne. C’est pourquoi, lorsque le Procureur de la CPI affirme que Laurent Gbagbo est devenu président en 2000 «au terme d’une élection au cours de laquelle le Conseil Constitutionnel a disqualifié 14 des 19 candidats », il ne fait que conforter ainsi notre analyse, quant à la primauté des institutions démocratiques sur les considérations d’ordre paternaliste ou émotionnel. Car, c’est bien la Cour Suprême (pas le Conseil Constitutionnel, comme il le dit) et non Laurent Gbagbo, qui était encore dans l’opposition, qui a disqualifié des candidats en 2000. Je relève au passage qu’en se référant au Conseil Constitutionnel en 2000, le Procureur de la CPI suspecte, à priori, une hypothétique collusion entre Laurent Gbagbo et une haute juridiction nationale qui n’existait pas encore. Dès lors que la Cour Suprême a tranché, le débat devrait être clos. Hélas non, les mêmes personnes, qui se sont mises dans une posture de défiance permanente des lois et des institutions ivoiriennes, ont organisé des tentatives de coups de force par des attaques armées en décembre 2000, en janvier 2001, puis en septembre 2002.

Donc, en réalité, le «Plan commun» et la «Politique» sont plutôt à rechercher dans le camp des adversaires politiques de Laurent Gbagbo car, en 2000, celui-ci était en train d’appliquer le projet de société du FPI et le programme de gouvernement de ce parti, lorsqu’une rébellion est venue tout stopper. Il n’est donc pas exact d’affirmer que Laurent Gbagbo avait pour objectif de se maintenir au pouvoir. Un tel énoncé relève de la pure fiction. Or, c’est sur cette première affirmation, déjà fausse, que s’appuie l’accusation, pour faire accréditer une autre thèse, celle de l’existence d’une gouvernance ethnique ou clanique, sous Laurent Gbagbo.

Comment la thèse de la gouvernance tribale est-elle développée, dans le «document amendé de notification des charge»?

La thèse qui consiste à dire que Laurent Gbagbo est sectaire, qu’il a gouverné avec les membres de sa famille et les gens de son ethnie, excluant les populations du Nord ivoirien, est abondamment relayée dans le «document amendé de notification des charges». C’est d’ailleurs l’angle principal d’attaque contre le Président Laurent Gbagbo. Je tiens à affirmer ici que, s’agissant du Président Gbagbo, cette thèse de la gouvernance tribale n’a aucun fondement théorique, comme le montrent les différentes productions intellectuelles et scientifiques du concerné (supra). Mais elle n’a pas non plus de fondement pratique, lorsqu’on examine les actes gouvernementaux de cet homme d’Etat. Avant de décliner lesdits actes, permettez-moi de faire deux observations.

Lesquelles ?

La première est le constat que sur le continent africain, la tribu, l’ethnie ou la race y ont, de tout temps, été instrumentalisées pour diviser et affaiblir ses peuples. Le système inhumain de l’apartheid, qui en est l’illustration la plus criarde, a recouru à ces clichés pendant plusieurs siècles, et cela a causé des drames inexplicables. Là-bas, en plus de la séparation basée sur la couleur de la peau, il y avait aussi les oppositions entre les différentes tribus sud-africaines, soutenues et encouragées par le gouvernement d’alors. La guerre civile de 1986, entre les partisans de l’Inkatha de Mangosuthu Buthelezi et l’ANC ayant fait plus de 10 000 morts dans le Natal, est une des conséquences de cette instrumentalisation de l’ethnie. Nelson Mandela a payé vingt-sept ans de sa vie, le prix de ces discriminations injustifiées de la société sud-africaine. L’on croyait que sa libération en février 1990, puis son action en faveur d’une société plurielle et solidaire allait changer les comportements des adeptes de la division sur le continent. Hélas non car, quatre ans plus tard, le génocide rwandais, dont le pays a célébré les vingt ans le 7 avril dernier, nous a renvoyé à ces mauvais souvenirs, du fait de la guerre entre les tribus Hutu et Tutsi ayant occasionné plus de 800 000 morts en trois mois. Peut-on avoir une connaissance de ces deux drames provoqués sur le continent, du fait d’une appréciation totalement erronée des rapports entre les groupes humains, et brandir encore le tribalisme et la xénophobie en Côte d’Ivoire contre le Président Laurent Gbagbo, un homme dont le parcours, la vie et l’action n’ont rien à avoir avec ces préjugés qui, en réalité, constituent de véritables armes destructrices ?

Sur le continent africain, la tribu, l’ethnie ou la race y ont, de tout temps, été instrumentalisées pour diviser et affaiblir ses peuples.

Et quelle est la deuxième remarque ?

Ma deuxième remarque est un inventaire des termes recourus dans le «document amendé de notification des charges», présentant le Président Laurent Gbagbo comme quelqu’un qui gouverne avec son clan. Appréciez vous-même :

  • « Gbagbo est membre de l’ethnie bété » (7) ;
  • Gbagbo et son entourage immédiat (74) ;
  • L’entourage immédiat de Gbagbo était composé, entre autres, de personnes associées au régime depuis toujours tels que Simone Gbagbo, Charles Blé Goudé, certains ministres, certains leaders de la Galaxie patriotique et certains membres du CNRD » (75) ;
  • « Certains membres de l’organisation étaient impliqués dans le détournement des deniers publics, le trafic des ressources naturelles, le recrutement de mercenaires et le trafic illégal d’armes…Parmi ces membres figurent notamment des ministres et d’anciens ministres, de hauts cadres d’institutions bancaires, Bertin Kadet…, Marcel Gossio…, Pasteur Moïse Koré et Anselme Séka… » (76)
  • « L’entourage immédiat était aussi composé de hauts gradés des FDS et quelques officiers de rang inférieur fidèles au régime et proches de Gbagbo »(77) ;
  • « pendant les années 90, Gbagbo demande le soutien des mouvements étudiants… dont l’un des secrétaires généraux est Charles Blé Goudé, un Bété originaire du département de Gagnoa » (11) ;
  • « Blé Goudé n’hésitait pas à accuser certains pays d’Afrique de l’Ouest … de vouloir tuer les Ivoiriens… » (68) ;
  • « C’est le même Blé Goudé qui a donné l’ordre aux jeunes pro-Gbagbo de faire les barrages dans les rues, de contrôler les étrangers, de faire la chasse aux hommes qui portaient le gris-gris car ils étaient considérés comme des rebelles…, ils venaient du Nord » (85) ;
  • « …d’autres maisons étaient identifiées suite à des visites nocturnes effectuées par des miliciens accompagnés de bétés du quartier qui leur montraient les maisons des dioulas » (69) ;
  • « les Guéré sont implantés dans une région voisine de celle des Bété et étaient considérés comme acquis à la cause de Gbagbo » (19) (183) ;
  • « Charles Blé Goudé, un proche de Gbagbo, crée le Cojep en 2001 » (21) ;
  • « le 6 décembre 2010, Gbagbo a nommé Blé Goudé au poste de Ministre de la Jeunesse, de la formation professionnelle et de l’emploi »(181)(187) ;
  • « Blé Goudé était entièrement dévoué à Gbagbo »(182)
  • « Les FDS n’hésitaient pas à invoquer, eux, mêmes, les discours enflammés de Blé Goudé pour justifier certaines de leurs exactions à l’encontre des personnes originaires d’Afrique de l’Ouest » (71)
  • « Gbagbo peut compter sur Blé Goudé afin de recruter des milliers de jeunes au sein des FDS, principalement des groupes de l’Ouest et du Centre-Ouest du pays avec lesquels ils avaient des liens ethniques.. » (23) ;
  • « …le camp présidentiel s’opposant parfois violemment, à l’inscription des populations du Nord sur la liste électorale » (37) ;
  • « Ces crimes ont été commis avec une intention discriminatoire pour des motifs d’ordre politique, national, ethnique et religieux » (48);
  • « dès la fin du second tour de l’élection présidentielle, les FDS, ainsi que des miliciens, des jeunes pro-Gbagbo et des mercenaires s’en sont, aussi, pris aux Ivoiriens de confession musulmane (pour la plupart, originaires du Nord de la Côte d’Ivoire) ainsi qu’aux ressortissants d’Afrique de l’Ouest » (65, 66);
  • « les jeunes pro-Gbagbo et les miliciens ont joué un rôle important dans la commission des crimes ayant ciblé les populations originaires du Nord de la Côte d’Ivoire ainsi que les ressortissants d’Afrique de l’Ouest. En raison de leur appartenance ethnique (telle que Dioula), religieuse (musulmans) ou nationale (des citoyens d’Etats ouest-africains tels que le Mali, le Burkina Faso ou le Nigeria ainsi que des Ivoiriens d’ascendance ouest-africaine), les membres de ces groupes étaient stigmatisés par ces jeunes pro-Gbagbo et ces miliciens qui les considéraient comme des partisans du candidat Ouattara et donc des ennemis politique de Gbagbo »(67) ;
  • « selon les autorités consulaires du Mali et du Burkina Faso, 142 Maliens et 198 Burkinabé ont été tués par les FDS, des miliciens, des jeunes pro-Gbagbo et des mercenaires pro-Gbagbo à Abidjan… » (68);
  • « les forces pro-Gbagbo…, identifiaient souvent les cibles de leurs attaques en attaquant les quartiers ou les institutions religieuses généralement fréquentées par ces communautés et en marquant leurs maisons…A Yopougon, certaines maisons étaient marquées d’une croix ou de la lettre B (Baoulé) (69) ;
  • « Le 11 avril 2011…, les attaques contre les personnes originaires du Nord de la Côte d’Ivoire et les ressortissants d’Afrique de l’Ouest se sont intensifiées à Yopougon » (71) ;
  • « Les alliés de Gbagbo s’en (la RTI) servait aussi pour diffuser des messages de haine entre autres contre des groupes ethniques, politiques, religieux et nationaux perçus comme favorables à Ouattara… » (99) ;
  • « Gbagbo et son entourage ont alors fondé les nominations, les promotions, comme les dotations en matériel et armes sur des bases ethniques » (144)
  • « Gbagbo et son entourage immédiat s’étaient assurés de contrôler les éléments clés des FDS…La plupart de ces commandants étaient d’ethnies proches de celle de Gbagbo, sinon du même village » (169), etc.

Quand on a fini de parcourir ces clichés, on ne peut s’empêcher de se rappeler les mêmes expressions qui circulaient en 1986 au Natal et en 1994 au Rwanda.

A suivre

Source : Le Nouveau Courrier, mardi 29 avril 2014