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Par Cyril Bensimon et Joan Tilouine

Le MondeLa Côte d’Ivoire est en chantier. Deux ponts ont été inaugurés depuis décembre. De jeunes loups partis chercher fortune à l’étranger sont revenus frotter leurs ambitions à Abidjan. Les Ivoiriens s’impatientent, attendant encore de goûter pleinement les fruits d’une croissance qui a oscillé ces trois dernières années entre 8 et 10 %, mais le président Alassane Ouattara a fixé le cap sur 2020. L’objectif, s’il est réélu lors du scrutin prévu en octobre, est de faire de son pays une puissance émergente à cet horizon.

Le regard est tourné vers le futur, mais le jeu politique tarde à s’émanciper du passé. Plus de vingt ans après sa mort, Félix Houphouët-Boigny, « le père de la nation », demeure la figure de référence vers laquelle nombre d’Ivoiriens se tournent avec nostalgie, une sorte d’âge d’or à la fois rassurant et référentiel.

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« L’héritage d’Houphouët-Boigny, c’est aussi une approche paternaliste du pouvoir, et une personnalisation à l’extrême de la vie politique », constate l’ancien président de l’assemblée nationale, Mamadou Coulibaly. Il y a dix ans, en 2005, les fils déchirés du « Vieux » s’étaient réunis sur les bords de Seine pour célébrer avec faste leurs retrouvailles.

Après des années de rivalités, de querelles d’ambitions qui ont mené la Côte d’Ivoire dans le précipice et de disputes autour de l’héritage politique de Felix Houphouët-Boigny, Alassane Ouattara, son dernier premier ministre, et Henri Konan Bédié, son successeur à la présidence, avaient soldé leur contentieux pour conquérir le pouvoir des mains de Laurent Gbagbo.

L’objectif a été atteint mais une décennie après la naissance du Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP) l’alliance est fragilisée et repose principalement sur la volonté de ses deux leaders vieillissants.

Henri Konan Bedié ou la cogérance du pouvoir

« L’appel de Daoukro » lancé le 17 septembre par Henri Konan Bédié, 80 ans, à se ranger, dès le premier tour de la présidentielle, derrière son « jeune frère » de 73 ans est loin de faire consensus au sein du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Trois figures de l’ancien parti unique, Charles Konan Banny, Amara Essy et Kouadio Konan Bertin, ont annoncé leur intention de briguer le vote des électeurs. « Le PDCI est pratiquement mort aujourd’hui et Bédié veut l’enterrer définitivement avec la candidature unique de Ouattara. Un parti qui ne participe pas aux élections est voué à disparaître », estime Kouadio Konan Bertin, député PDCI de Port-Bouët.

En octobre 2013, le PDCI s’était pourtant résolu à concourir à la magistrature suprême cette année mais c’était sans compter sans la volonté du président du parti. Choyé par le chef de l’état qui le consulte régulièrement, le maintient dans ses privilèges et lui a offert l’honneur de baptiser de son vivant le troisième pont d’Abidjan, Henri Konan Bédié est revenu sur cette décision sans consultation des militants. Pour le « sphynx de Daoukro », l’heure n’est pas venue de diriger le pays mais de poursuivre cette cogérance du pouvoir avec l’ennemi d’hier, Ouattara, dont il remettait autrefois en cause « l’ivoirité », pointant une « nationalité douteuse » l’empêchant de se présenter à la présidentielle en 1995.

Felix Houphout-Boigny, à Paris en 1992, lors de la cérémonie du prix qui porte son nom à l'Unesco. Crédits : Reuters

Felix Houphout-Boigny, à Paris en 1992, lors de la cérémonie du prix qui porte son nom à l’Unesco. Crédits : Reuters

D’autant que le PDCI est plutôt bien représenté dans le gouvernement avec le premier ministre, Daniel Kablan Duncan, le ministre des affaires étrangères, Charles Diby Koffi, et d’autres ministres mais aussi nombre de hauts fonctionnaires. « Bédié n’a pas de poulain prêt et préfère donc attendre avant de lancer quelqu’un dans la bataille électorale car en cas de victoire de Ouattara, le PDCI risque de tout perdre, ses ministres, ses cadres, et ses représentations », veut croire un responsable du Rassemblement des républicains (RDR, parti au pouvoir).

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Le prochain congrès extraordinaire du parti, prévu fin février, promet quelques débats houleux. La plus haute autorité du parti, le Comité des sages a appelé le 14 janvier Henri Konan Bedié à « faire le geste qui sauve, à l’instar de la reine Abla Pokou et du président Félix Houphouët-Boigny après sa proposition de double nationalité, en sacrifiant votre enfant nommé « appel de Daoukro », pour permettre à tous nos militants de se retrouver fraternellement ». Divisé, le parti de Félix Houphouët-Boigny se retrouve en déroute pour les uns, en ordre de bataille pour les autres, déterminés à porter un candidat face à Ouattara. D’autant que « les militants doutent de la sincérité du RDR de nous renvoyer l’ascenseur en 2020 en ne présentant pas de candidat à l’élection », reconnaît Maurice Kakou Guikahué, le secrétaire exécutif du PDCI.

Jeune garde et vieux « houphouëtiens »

Les ambitions déjà affichées par la jeune garde du RDR incarnée par le président de l’assemblée nationale, Guillaume Soro, et le ministre de l’intérieur, Hamed Bakayoko, ont en effet de quoi justifier ces craintes. Au PDCI, des ambitions semblent émerger parmi les jeunes du plus vieux parti de Côte d’Ivoire : Thierry Tanoh, actuel secrétaire adjoint de la présidence, et certains pensent à Tidjane Thiam, directeur général de Prudential, dont le frère Augustin Thiam est un cadre du RDR et le gouverneur de Yamoussoukro, fief d’Houphouët-Boigny.

 
Le président d'alors, Laurent Gbagbo, aux côtés du président du PDCI, Henri Konan Bedié, et de Guillaume Soro, l'actuel président de l'assemblée nationale. Crédits : Reuters

Le président d’alors, Laurent Gbagbo, aux côtés du président du PDCI, Henri Konan Bedié, et de Guillaume Soro, l’actuel président de l’assemblée nationale. Crédits : Reuters

« Il y a deux grands personnages au monde qui n’ont jamais écrit un mot, même pas une seule lettre, mais qui sont les plus lus au monde, Mahomet et Jésus-Christ. Vous allez me dire qu’ils l’ont fait écrire par leurs disciples. Mais vous êtes aujourd’hui, ici rassemblés, jeunes, vieux, enfants, vous êtes les disciples de mon action ». Houphouët-Boigny s’en remettait à ses « disciples » pour écrire son œuvre et théoriser un « houphouëtisme ». Une pensée qui s’appuie sur le triptyque « paix, tolérance et dialogue » dont se revendiquent nombre de grandes figures de la scène politique qui ont fait leurs classes à ses côtés : les fameux disciples.

« L’houphouëtisme pourrait être comparé au Gaullisme », souligne Amara Essy, l’ancien ministre des affaires étrangères qui fut très proche du « Vieux ». « Les houphouëtiens, ce sont les gens comme moi, les disciples qui ont pu apprendre aux côtés de Félix Houphouët-Boigny, avant de transmettre et de préserver cet héritage », ajoute celui que les « planteurs » du PDCI ont exhorté à se présenter à la présidentielle de 2015. Tout un symbole qui réfère là encore au médecin et planteur devenu député français, puis ministre avant de prendre la tête de son pays devenu indépendant le 7 août 1960.

Ceux que les partisans d’Henri Konan Bedié nomment les « irréductibles » n’en démordent pas. « Les Ivoiriens ont le droit d’avoir le choix lors de la présidentielle de 2015 et nous ferons tout pour qu’il n’y ait pas une candidature unique », souligne Renée Kanga Fernandez du secrétariat général du PDCI. Ces « irréductibles » citent régulièrement « Le Vieux », se prévalent d’une volonté « houphouëtiste », quitte à se rapprocher du Front populaire ivoirien, le parti du plus virulent opposant à Houphouët-Boigny, l’ancien président Laurent Gbagbo, autre figure à laquelle ses militants s’accrochent. L’houphouëtisme est évolutif.

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