Le mot “soleil” est une traduction du malinké en français. Les Malinkés l’emploient pour désigner le temps, la période ou l’ère. Ahmadou Kourouma veut nous dire ici que le temps des indépendances a succédé au temps de la colonisation, qu’une nouvelle ère a débuté pour les Africains. Les espoirs que Fama (roi ou chef en malinké), le héros du roman, avait placés dans cette nouvelle période se sont malheureusement transformés en une grande désillusion. En effet, non seulement Fama a perdu la présidence de la chefferie du Horodogou (le pays de la cola) au profit d’un lointain cousin, un certain Lacina, mais il a surtout été oublié dans le partage du “gâteau” : aucun poste dans l’administration pour lui permettre de vivre décemment et dignement comme si les nouveaux temps et les nouveaux dirigeants le jugeaient peu méritant. Et pourtant, quels sacrifices ne consentit-il pas et quelles prières n’adressa-t-il pas à Allah nuit et jour pour la fin de la colonisation ? Ne faisait-il pas partie des gens qui insultaient et maudissaient le colon ?

Lui qui fut élevé dans la richesse, devint un homme inutile, du jour au lendemain. L’accession de son pays à l’indépendance ne lui apporta que la carte d’identité nationale et celle du parti unique, c’est-à-dire pas grand-chose. Pendant que d’autres avaient été bien récompensés, lui, Fama, devait se contenter des restes comme un charognard se contente de la carcasse d’une antilope. Pour se nourrir et survivre, il était réduit à mendier et à participer aux funérailles comme celles d’Ibrahima Koné où Fama ne se prive pas d’invectiver certaines personnes venues rendre un dernier hommage au défunt.

Comme si cela ne suffisait pas, Fama ne peut pas compter sur Salimata, une femme si belle qu’elle “provoquait le désir de vouloir la mordiller”, pour avoir un héritier. Salimata est effectivement stérile. Une stérilité qui serait la conséquence de l’excision qu’elle avait subie dans sa jeunesse. En bonne musulmane, elle espère et croit néanmoins que les marabouts guériront son mal. Abdoulaye, l’un d’entre eux, tentera en vain de la séduire après lui avoir fait croire que c’est Fama qui est stérile. Elle multiplie alors consultations, offrandes et sacrifices aux génies et ancêtres.

Fatigué de vivre d’aumônes et de prendre part aux funérailles, où l’on a coutume de servir à manger et à boire, Fama, lui, décide de retourner dans le Horodougou. Mais le retour se passe mal. En route, en effet, il tombe malade. Accusé avec des amis d’avoir participé à “un complot tendant à assassiner le président et à renverser la République”, il sera arrêté et incarcéré. Libéré, il se jette dans une mare abritant des caïmans sacrés. Il sortira de là avec quelques blessures. C’est à quelques kilomètres de Togobala, son village, qu’il rendra l’âme.

En résumé, on peut affirmer que, dans “Les Soleils des indépendances”, Kourouma se sert de la stérilité de Salimata pour parler de la stérilité des indépendances africaines. Pour lui, l’indépendance octroyée aux Africains en 1960 a été un échec dans la mesure où elle n’a bénéficié qu’à une minorité d’arrivistes et de complexés prompts à se remplir les poches et à dilapider l’argent public dans des choses futiles au lieu d’améliorer les conditions de vie et de travail du petit peuple. L’auteur se place du côté de la majorité silencieuse qui croyait que ces indépendances seraient synonyme de vie meilleure, de liberté et de prospérité pour tous, mais qui n’obtint que souffrances, brimades, pauvreté et désespoir. Cette majorité silencieuse, composée d’ouvriers, de paysans, d’étudiants et de petits fonctionnaires, ressemble à celle que décrit Ayi Kwei Armah dans “L’âge d’or n’est pas pour demain” et qui constate amèrement que les Noirs ont pris la place du Blanc sans faire mieux que lui. Si Kourouma reproche à ces “fils d’esclave au pouvoir” d’encourager le culte de la personnalité qui fait que “le secrétaire général et le directeur, tant qu’ils savent dire les louanges du président, du chef unique et de son parti, le parti unique, peuvent bien engouffrer tout l’argent du monde sans qu’un seul œil ose ciller dans toute l’Afrique”, il fustige également cette politique qui “n’a ni yeux ni oreilles ni cœur, [dans laquelle] le vrai et le mensonge portent le même pagne” et qui nuitamment arrête et emprisonne tous ceux qui osent critiquer le président.

Les proverbes malinkés et le langage imagé font le charme de ce roman de désenchantement publié en 1968 par les Presses de l’Université de Montréal (Canada). Les éditeurs français et africains avaient refusé le manuscrit sous prétexte que Kourouma malmemait la langue française. Voici ce qu’il répondit à ses détracteurs dans une interview accordée à Moncef Badday : “J’ai simplement donné libre cours à mon tempérament en distordant une langue classique trop rigide pour que ma pensée s’y meuve. J’ai donc traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain.”

Le roman “Les soleils des indépendances” est un peu l’histoire de Kourouma qui dut s’exiler après avoir fait la prison sous le régime Houphouët. Quand on songe aux Ivoiriens exilés çà et là ou emprisonnés dans le pays aussitôt après l’installation de Ouattara au pouvoir, quand on voit la propension de ce dernier à imposer sa volonté à tout un peuple, quand on sait qui profite des deniers publics, on est tenté de dire : que de similitudes entre la période d’Houphouët et celle de Ouattara !

Kourouma, qui vécut en Algérie, au Togo et au Cameroun, a aussi écrit “Monnè, outrages et défis” (1990), “En attendant le vote des bêtes sauvages” (1994) et “Allah n’est pas obligé” (2000) qui obtint le Prix Renaudot et le Prix Goncourt des lycéens.

Marié à une Française, il meurt en France, le 11 décembre 2003.

Jean-Claude DJEREKE