Le missionnaire est-il arrivé en Afrique uniquement pour évangéliser ou bien était-il aussi au service du colonisateur ? Peut-on vouloir le bien (le salut) des gens contre leur gré ? Les Africains ayant adhéré à la religion chrétienne étaient-ils attirés par le Dieu prêché par le missionnaire blanc ou bien recherchaient-ils quelque chose d’autre ? Pourquoi et au nom de quoi le christianisme serait-il meilleur et plus vrai que les religions africaines ? Ces questions de fond sont au centre de ce roman où le boy Denis (adolescent et naïf) et le cuisinier Zacharie accompagnent le RPS Drumont dans ses tournées d’évangélisation. Ce sont eux qui nous informent des réussites et échecs du missionnaire ; ce sont eux qui nous disent ce que les Noirs pensent des relations entre missionnaires et colons, de l’action missionnaire et de Drumont.

Si Zacharie reconnaît que les constructions de ce dernier ont changé le visage de Bomba, il doute cependant que le prêtre blanc soit un représentant de Dieu qui se distingue du colon. Drumont a beau affirmer ne pas être “venu dans ce pays pour les Blancs qui sont mauvais et qui iront en enfer comme tous les hommes mauvais mais pour vous, pour les Noirs”, le cuisinier est persuadé qu’il y a une complicité entre le prêtre et l’administrateur Vidal. Ce qui le conforte dans cette idée, ce sont ces propos de Drumont : “Vois-tu, Zacharie, des Blancs vont maltraiter des Noirs et, quand les Noirs se sentiront très malheureux, ils accourront vers moi en disant : “Père, Père, Père…”, eux qui jusque-là se seront si peu souciés de moi. Et moi je les baptiserais, je les confesserais, je les intéresserais. Et ce retournement heureux des choses, je le devrais à la méchanceté des Blancs !”

Le philosophe et théologien camerounais Fabien Eboussi Boulaga aboutira à la même conclusion que Zacharie. “Pour différentes l’une de l’autre qu’elles soient, écrit-il, l’évangélisation et la colonisation ne s’opposent pas, elles s’accordent même sur la tâche de redressement de l’homme arriéré et déchu et elles ne se distinguent que comme deux faces d’une même pièce de monnaie.” Les Tala, dont la région fait partie de la mission catholique de Bomba, en avaient-ils pris conscience ? Toujours est-il qu’ils étaient réfractaires à la prédication du P. Drumont en visite d’un mois chez eux après les avoir abandonnés pendant 3 ans. Ce qui les préoccupait, ce n’était ni le Ciel ni l’Enfer mais comment gagner de l’argent avec le cacao et acheter les choses qui rendent la vie agréable. Ils s’étaient “convertis” à la religion chrétienne uniquement pour bénéficier de la protection du missionnaire et échapper ainsi aux travaux forcés du colon. En un mot, l’Église n’était qu’un refuge pour eux, ce que Drumont avoue avoir compris lors de son entretien avec Vidal. En présence du catéchiste de Timbo, Zacharie ne porte pas un jugement différent quand il déclare à Drumont : “Les premiers d’entre nous qui sont accourus à votre religion, y sont venus comme à une révélation, une école où ils acquerraient la révélation de votre secret, le secret de votre force, la force de vos avions, de vos chemins de fer, est-ce que je sais, moi… le secret de votre mystère, quoi ! Au lieu de cela, vous vous êtes mis à leur parler de Dieu, de l’âme, de la vie éternelle, etc. Est-ce que vous vous imaginez qu’ils ne connaissaient pas déjà tout cela avant, bien avant votre arrivée ? Ma foi, ils ont eu l’impression que vous leur cachiez quelque chose. Plus tard, ils s’aperçurent qu’avec de l’argent ils pouvaient se procurer bien des choses, et par exemple des phonographes, des automobiles, et un jour peut-être des avions. […] Voilà la vérité, Père ; le reste, ce n’est que des histoires”.

Devant cette vérité crue, devant la ruine de la mission de Bomba car il n’y a “plus d’écoles, plus de sixa, plus de personnel, plus de mission, plus rien”, Drumont réalise qu’il a échoué à conduire les Tala à “son” Dieu (lequel Dieu ne tolère pas que les gens aient plusieurs femmes et dansent le premier vendredi du mois) et qu’il ne lui reste plus qu’à retourner en France. C’est le désenchantement pour ce brave prêtre que Denis admirait et dont il affirme avec regret qu’il a été “si peu aimé comme s’il n’était pas des nôtres, parce qu’il n’était pas des nôtres”.

“Le Pauvre Christ de Bomba”, dont l’action se déroule dans le Cameroun des années 1930, est-il un livre à charge contre le système colonial et l’Église catholique ? Certains prêtres, religieux occidentaux et certains descendants de colons allergiques à la critique le pensent sincèrement. Pour ma part, j’apprécie ce roman à la fois drôle et subversif. C’est le roman qui me toucha et me captiva le plus. Pourquoi ? D’abord à cause de l’aveu fait par Drumont à Vidal à la fin du récit : “Je me suis livré au prosélytisme. Je ne me suis pas posé de question. L’extraordinaire attention qu’ils montraient, je l’ai prise pour le besoin du Christ ; leur extraordinaire docilité, pour la complaisance que doit éprouver quiconque découvre le Christ. À aucun moment, je n’ai pris conscience que je me trouvais dans un pays colonisé, ni que des populations colonisées pouvaient présenter certaines caractéristiques spéciales. […] Je me suis mis à jouer les autocrates. Je commandais, ils exécutaient. J’ai édifié des écoles, des églises, des maisons, presqu’une ville, la mission catholique de Bomba. Je ne me demandais pas en quoi toutes ces réalisations extérieures concernaient le Christ. Bref, je me suis institué administrateur, comme vous, monsieur Vidal !”

Si j’aime ce livre, c’est aussi parce que l’auteur y fait preuve d’une audace et d’une liberté qu’on ne voit nulle part ailleurs. Enfin, je me souviendrai toujours de ce roman parce que les questions qui y sont soulevées sont étrangement d’actualité. Je les formulerai de la manière suivante : Débarrassé de la faim et de l’ignorance, l’homme peut-il continuer à adorer Dieu ? Celui qui sert le Dieu de liberté et de justice peut-il l’imposer à autrui et peut-il se taire quand la justice et la liberté sont bafouées ? Lorsque chaque Africain aura plus que le minimum vital, le christianisme ne sera-t-il pas en crise sur le continent comme il l’est actuellement en Occident ?

Le critique et universitaire Bernard Mouralis considère ce roman publié en 1956 par Robert Laffont comme “l’un des ouvrages les plus importants de la littérature de langue française en Afrique subsaharienne et probablement aussi de la littérature romanesque française au cours de la première moitié du XXe siècle”(http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporain…). Je ne puis que lui donner raison. C’est pourquoi j’encourage la jeunesse africaine à lire sans modération ce texte unique et puissant. Elle se rendra alors compte que Mongo Beti est non seulement un empêcheur de tourner en rond, mais un géant de la pensée et de l’écriture et qu’il est scandaleux que son pays, le Cameroun, ne l’ait pas honoré de son vivant.

Mongo Beti (Alexandre Biyidi, de son vrai nom) est décédé le 8 octobre 2001. En 1991, après 32 années d’exil en France, il rentre au Cameroun où il fonde avec son épouse Odile Tobner la librairie des peuples noirs.

Jean-Claude DJEREKE