Le tournant pris par la crise syrienne illustre les limites de la diplomatie dans un environnement international de plus en plus complexe.

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ALAIN BARLUETABARLUET

SYRIE Ces derniers jours, des contacts diplomatiques d’une rare intensité se sont déroulés entre les grandes capitales autour de la Syrie. La perspective de frappes contre Bachar el-Assad, sans l’aval de l’ONU, met en question les marges de manœuvre – et les entraves – de l’action diplomatique.

Qui peut agir ?

De vains efforts sont engagés depuis deux ans et demi pour tenter de mettre un terme à la guerre en Syrie. Mais la limite de l’action diplomatique s’observe dans bien d’autres crises et conflits, « chauds » ou « gelés », de la Palestine au Haut-Karabakh, en passant par le Sahara occidental. Pourquoi de telles difficultés pour régler les différends internationaux ? À quoi peut bien encore servir la diplomatie si elle doit se résoudre à laisser parler les armes ?

Premier niveau d’explication : l’impuissance de la diplomatie reflète d’abord celle des États. Or, désormais, ceux-ci ont perdu une partie de leurs prérogatives au profit d’un« grouillement d’intervenants », selon l’expression de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine : marchés, ONG, entreprises multinationales – dont certaines ont plus de poids que les États – sans parler de l’économie mafieuse qui représenterait 5 à 10 % du PNB mondial…

Certes, une poignée de régimes autoritaires font de la résistance, Russie ou Chine. Mais même eux n’échappent pas à la révolution individualiste. « La mondialisation se traduit par une montée en puissance des classes moyennes qui se fait au détriment des États. Les diplomates sont pris entre les deux, avec des moyens d’action limités », analyse un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay.

La « communauté internationale » existe-t-elle ? 

Le sentiment d’impuissance qu’inspire souvent la diplomatie a une autre explication : l’influence des Occidentaux a décliné. Face aux émergents, ils ne peuvent plus prétendre régler la marche du monde. D’où les exaspérations de ceux qui invoquent la « communauté internationale », comme s’il s’agissait d’une voix unique, et qui déplorent son inaction. Pourquoi ne se mobilise-t-on pas ? Ce « on », en réalité, n’existe pas. Selon Hubert Védrine, la notion de « communauté internationale » est une« usurpation ». Il n’y a plus de puissance organisatrice de l’ordre du monde – au sens où les États-Unis ont pu l’être au sortir de la Seconde Guerre mondiale.

Pour autant, l’impuissance de la diplomatie n’est que relative. Des marges de manœuvre subsistent pour les États, y compris dans l’articulation du dialogue – pour forger des coalitions – et du recours à la force, lorsque celle-ci s’impose, comme au Mali. L’usage des armes traduit-elle alors un échec de la diplomatie ? Pas forcément. Les frappes annoncées en Syrie visent aussi à contraindre Bachar el-Assad à ouvrir un dialogue politique, même si cette perspective apparaît peu probable. Au Kosovo, en 1999, « nous n’avions pas d’autre solution » que la force, se souvient Hubert Védrine, à l’époque patron du Quai d’Orsay, en rappelant que les frappes de l’Otan avaient été précédées de dix-huit mois de négociations.

À quoi sert l’ONU ?

Aux yeux du public, les Nations unies incarnent à elles seules l’inertie de la diplomatie. Sur la Syrie, trois veto de la Russie ont plongé le Conseil de sécurité dans le formol. Des médiateurs (Kofi Annan puis Lakhdar Brahimi) ont été nommés par Ban Ki-moon. Leurs efforts sont restés lettre morte. Aux critiques, les diplomates répondent par cette réalité incontestable : l’ONU n’est que ce que les États membres veulent bien en faire.

Les acteurs de la sécurité internationale restent les États. « Les Nations unies, c’est juste le nom de la salle », glisse Hubert Védrine. Les blocages actuels d’une institution, qui sans nul doute mériterait des réformes, font oublier les paralysies autrement plus considérables de la guerre froide. « En 1985, on n’aurait pas pu faire le Mali, extrapole un diplomate. Un mouvement touareg se serait revendiqué du marxisme et aurait déclenché la mobilisation des non-alignés. » L’arbre d’échecs retentissants (Rwanda, ex-Yougoslavie) ne peut cacher la forêt de transitions réussies grâce à l’ONU (Cambodge, Mozambique, Timor-Oriental). Lors de crises majeures, au Koweït en 1990, en Libye en 2011, au Mali en 2013, le Conseil de sécurité a adopté des résolutions placées sous le chapitre 7 de la Charte, c’est-à-dire autorisant le recours à la force.

Forum inédit de quelque 200 nations, l’ONU reste la principale garante de la légalité internationale. Ce statut est placé sous tension par la notion de « ligne rouge » invoquée par Obama à propos des armes chimiques. Leur utilisation pourrait déboucher sur le déclenchement d’une action de force de façon quasi automatique. Pourtant, personne n’envisage avec légèreté d’avoir à s’affranchir de la norme de l’ONU. Celle-ci reste l’emblème du multilatéralisme qui figure au cœur de notre logiciel diplomatique français. « Nous sommes les défenseurs du droit international. Je refuse que l’on sorte du cadre des Nations unies », souligne l’ancien ministre Bruno Le Maire.

La contradiction dans laquelle la France et les États-Unis se sont placés vis-à-vis de la légalité internationale devra être assumée. Ce hors-jeu de deux membres permanents du Conseil de sécurité risque de ne pas rester sans conséquences pour les Nations unies.

L’UE va-t-elle enfin réagir ?

L’Union européenne est aujourd’hui impliquée dans de nombreux dossiers, du Mali au Kosovo, du golfe de Guinée à la Corne de l’Afrique. Fin juillet, la chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton, était au Caire pour tenter une médiation après le renversement du président Mohammed Morsi. Pourtant les Européens sont la plupart du temps aux abonnés absents. La Syrie vient d’en offrir un nouvel exemple. Certains invoquent des raisons de fond. « Les Européens ne savent pas s’ils veulent la paix ou tout simplement être laissés en paix », relevait récemment la ministre des Affaires étrangères italienne, Emma Bonino, pour déplorer la « crise de vision » de l’UE.

« Hormis la France et la Grande-Bretagne, personne ne souhaite une Europe puissance, estime Hubert Védrine. La plupart se contenteraient d’une grande Suisse. » L’ancien ministre de Lionel Jospin fustige un syndrome « isolationniste » : « Même dans le cas du Mali où la menace était à nos portes, personne n’est venu aux côtés de la France. » Pourtant, après le Mali,« la Syrie pose la question de notre sécurité », estime-t-on dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian. Très attendu côté français, le Conseil européen de décembre prochain sera centré sur les enjeux de sécurité et de défense.

Manque de volonté politique, absence de cohérence entre les Vingt-huit, les raisons de l’atonie diplomatique européenne sont multiples et profondes. « Soyons réalistes, la personnalité de Mme Ashton n’est pas en cause, même un génie n’y arriverait pas », affirme un ancien ministre. Une culture commune de sécurité au sein du l’UE est à créer. Le déficit des capacités est un casse-tête. « Il faut créer l’unité, et cela prend du temps », relève une source au cœur de la machine. Le temps, la diplomatie européenne en manque cruellement. « Les décisions prennent parfois deux ans », déplore un diplomate européen. Pour améliorer la réactivité de la politique étrangère de l’Union, nombreux sont ceux qui préconisent un raccourcissement des procédures décisionnelles.

Autre proposition d’un haut diplomate de l’UE : forger enfin une vision stratégique européenne à travers des approches régionales actualisées en permanence (Maghreb, Afrique des grands lacs…).

Les Occidentaux peuvent-ils encore peser au Moyen-Orient ?

Les récents soubresauts de l’Égypte ont souligné la perte d’influence des diplomaties occidentales dans les pays du « printemps arabe ». Le 14 juillet, deux semaines après la chute de Mohammed Morsi que Washington avait tout fait pour empêcher, le secrétaire d’État adjoint, William Burns, débarquait au Caire pour proposer le soutien américain… Guère empressées, les nouvelles autorités lui ont fait comprendre que la manne de leurs alliés du Golfe (12 milliards de dollars) leur suffisait amplement. Depuis deux ans, les Américains sont en retrait. « Ils sont pétris de doute, les certitudes les ont quittés. Les touches sur lesquelles ils avaient l’habitude d’appuyer ne répondent plus », relate une bonne source diplomatique. La diplomatie française peut-elle en tirer profit ? En Égypte, après les mésaventures de William Burns, il est peu probable que l’aide française, soit 450 millions d’euros sur trois ans, puisse réellement peser dans la balance… Laurent Fabius insiste : « La France doit rester une puissance repère. »

Fin août, les ambassadeurs de France étaient réunis pour plancher sur le monde arabe. De Tunis à Beyrouth, ils ont tracé le portrait d’un Moyen-Orient plus complexe que jamais, durablement fragmenté par un double clivage – entre l’Arabie saoudite et l’Iran, d’abord, au sein du monde sunnite, avec une demi-douzaine de lignes de faille, ensuite. « Pour les dix ans qui viennent, nous allons devoir travailler avec un Moyen-Orient moins lisible, moins responsable, moins organisé », estime un bon connaisseur de la région. Une région où l’Iran aspire aussi à jouer un rôle central. Or la France ne parle pas ou peu à Téhéran – ce que certains déplorent. Les « signaux » d’ouverture envoyés par le nouveau président Hassan Rohani sont reçus à Paris avec la plus grande prudence. « Prêt à toutes les alliances face à l’Arabie saoudite, l’Iran ne lâchera jamais la Syrie mais elle serait prête, en revanche, à négocier sur le nucléaire », affirme une bonne source. D’ailleurs, les Américains, réengagés sur le front israélo-palestinien, ont recommencé à discuter avec l’Iran.

Source : Le Figaro, 9 septembre 2013