Lemine-Ould-Mohamed-Salem 

Journaliste mauritanien, Lamine Ould Salem, est l’auteur de l’ouvrage intitulé « Le Ben Laden du Sahara/ Sur les traces de Mokhtar Belmokhtar »., paru aux éditions La Martinière. Il analyse la menace que font peser les jihadistes sur la Côte d’Ivoire. Il révèle notamment que ces Islamistes comptent dans leurs rangs des Ivoiriens.

Le groupe islamiste Ansar Dine menace de perpétrer des actions en Côte d’Ivoire, des attentats islamistes sur le sol ivoirien. Est-ce que ça vous semble possible ?

Tout à fait. N’oubliez pas que la Côte d’Ivoire fait partie de cette région de l’Afrique de l’Ouest qui a toujours été une cible majeure pour les groupes jihadistes qui étaient présents dans le Nord du Mali. Ce qui est d’ailleurs étonnant, c’est pourquoi un pays comme la Côte d’Ivoire est parvenu à échapper aux actions jihadistes ; la Côte d’Ivoire est non seulement le pays le plus riche de la sous-région mais aussi symbolise tout ce qui, pour les Jihadistes, peut justifier des actions, notamment les liens avec la France, la plus grande présence économique française, également une présence militaire française. D’autant plus que les groupes jihadistes comprennent quelques éléments ivoiriens. Les habitants de Tombouctou et de Gao se souviennent de la présence d’Ivoiriens parmi les jihadistes qui avaient occupé ces villes en 2012.

Est-ce qu’on sait combien (d’Ivoiriens) font partie de leurs rangs et quelle est leur utilité pour ces groupes ?

On peut les évaluer à quelques dizaines tout comme des Burkinabè, des Mauritaniens, des Sénégalais, des Guinéens, des Nigériens. Quelques dizaines, ce n’est pas peu d’autant plus qu’avec le mode opératoire développé par l’Etat islamique, on a plus besoin de beaucoup de moyens ; il suffit d’un ou de deux individus, munis d’une kalachnikov et d’une grenade et ça peut faire un carnage.

Est-ce que Ansar Dine a les moyens d’agir en Côte d’Ivoire ?

La présence d’éléments d’origine ivoirienne rend effectivement plausible la capacité d’Ansar Dine ou d’un de ces groupes d’agir en Côte d’Ivoire. Ce qui rend plus facile la possibilité pour ces groupes d’agir en Côte d’Ivoire, c’est que jusqu’ici il me semble que les Ivoiriens n’ont pas perçu la menace que représentent ces groupes sur leur territoire. Tout comme, pendant longtemps la menace a été sous-estimée en Mauritanie ; il a fallu qu’il y ait eu l’attaque contre la garnison d’Anono en 2005. Les Maliens également ont, pendant très longtemps, fermé les yeux pensant que c’était quelque chose qui se passait dans le Nord. J’espère que les Ivoiriens ne feront pas les mêmes erreurs…

Justement, selon les autorités ivoiriennes, le péril jihadiste serait très faible à l’intérieur du pays. Est-ce que, selon vous, des cellules jihadistes dormantes en Côte d’Ivoire pourraient exister comme il y en avait à Bamako ou encore récemment à N’djamena ?

La présence jihadiste en Côte d’Ivoire ne doit pas être de la même ampleur qu’au Tchad, en Mauritanie, au Niger ou au Mali. Mais cela dit, une présence jihadiste en Côte d’Ivoire me paraît évidente, d’autant plus qu’une très grande partie des responsables jihadistes qui occupaient le Nord du Mali avaient très souvent mis en garde un certain nombre de pays dont la Côte d’Ivoire contre toute alliance éventuelle avec la France si jamais la France devait lancer une opération contre eux dans le Nord du Mali. Ils ont souvent dit qu’ils ont des dizaines d’éléments présents partout en Afrique de l’Ouest et capables d’agir à tout moment.

Est-ce que certains courants musulmans rigoristes dans le pays pourraient être tentés par le jihad par exemple ?

La Côte d’Ivoire, comme tous les autres pays musulmans, a été le théâtre, depuis de longues décennies, de la rivalité entre l’islam traditionnel de type soufi, représenté par les deux grandes confréries présentes en Afrique de l’Ouest, notamment kadiria et la tidjania et le courant réformateur, d’inspiration égyptienne ou saoudienne. Depuis les années 50, pas seulement dans le Nord, qui est la région traditionnelle des musulmans, mais aussi au Sud mais même en pays bété, il y a toujours eu des tensions entre les Wahabites et les représentants de l’islam traditionnel. Quand vous circulez dans les marchés d’Abidjan, vous vous rendez compte que, une bonne partie des commerçants qui sont d’obédience soufi, se convertissent de plus en plus à des comportements de type wahabite. Il n’y a pas qu’à Abidjan d’ailleurs mais dans toute la sous-région.

Que faire pour contrer cette montée d’un certain radicalisme ?

Les pays ouest-africains ont, pendant longtemps, commis l’erreur de privilégier des politiques répressives. Or, à ce que je sache, aucun de ces pays ne possède un observatoire de faits religieux. S’il y a un travail à faire dans ces pays, c’est plutôt cela : la mise en place d’organismes chargés d’analyser et pouvoir, éventuellement, anticiper sur l’évolution d’un certain nombre de pratiques.

Est-ce qu’il faut améliorer le travail des services de renseignements ?

Absolument ! Si les Algériens ont réussi, à un moment donné, à affaiblir la menace jihadiste chez eux, c’est grâce au travail d’infiltration de ces groupes. La priorité aujourd’hui, c’est que les Ivoiriens aient un département de renseignements avec des gens formés, capables de comprendre ces groupes, de les approcher c’est-à-dire des arabisants par exemple.

Le Député ivoirien Gao Oulatta dit Pierre, également président de la Commission Défense et Sécurité de l’Assemblée nationale, s’inquiète en disant que certains jeunes désœuvrés pourraient céder à la tentation terroriste. Êtes-vous d’accord avec cela ?

Il a tout à fait raison. Très souvent, l’absence de perspective sociale et économique pour les jeunes favorise le basculement dans ces genres d’idéologie. Vous voyez comment ils ont réussi à recruter massivement dans le Nord du Mali, on voit très bien quel est le profil type du jeune malien, burkinabé ou nigérien qui y a été recruté.

Est-ce que les anciens combattants ivoiriens, dont plusieurs milliers d’entre eux doivent être encore ré- insérés, ne constituent pas un terreau possible ?

Tout à fait. C’est d’ailleurs le cas malien, puisqu’une très bonne partie des jeunes maliens qui ont rejoint les rangs d’Ansar Dine ou d’Al Qaida au Maghreb islamique étaient d’anciens rebelles mal insérés. Une fois ces groupes leur donnaient la possibilité de porter des armes, ils n’ont pas hésité.

Est-ce que la Côte d’Ivoire pourrait constituer un jour une zone de repli pour les jihadistes du Sahel ?

De repli, cela me paraît très difficile, à mon avis. La société ivoirienne n’est pas favorable à ce genre d’idéologie. Mais la Côte d’Ivoire peut plutôt être demain une nouvelle zone d’action des groupes jihadistes comme au Tchad où, en l’espace d’un mois, N’djamena a été le théâtre de deux actions très violentes.

Retranscrite par Assane NIADA

Source : Soirinfo 6225 du samedi 4 & dimanche 5 juillet 2015