Première partie

Dr. Aïcha Yatabary
Médecin et Écrivain
Présidente du mouvement Femmes Santé Solidarité Internationale

Soro Péphanwory a rencontré Gnahoré Désirée en 1984. Désirée, la jolie femme Bhété aux formes pleines. Bhété, voilà un autre peuple fier. Un brave peuple ! Un Bhété, jamais n’abandonne ceux de son Grigbe, encore moins ceux de son sue : c’est un peuple solidaire. Les Bhétés vivent dans la célébration. Le peuple Bhété est un peuple libre. C’est l’une des sociétés les plus égalitaires d’Afrique. Les questions de hiérarchie n’y occupent pas le premier rang. Côté amour, l’homme et la femme Bhétés savent aimer (aimer platoniquement, aimer physiquement). Par ailleurs, c’est un peuple passionné et spontané dont la franchise n’est plus à prouver.
Lorsque Péphanwory a vu les jambes bien galbées de Désirée, son cœur a fait un bond. Il fut subjugué par sa beauté. Et puis, Désirée était une cuisinière hors pair. Le jour où Pephanwory goûta la sauce trikriti aux titas, cuisinée par celle qui est aujourd’hui son épouse, il décida à l’instant même de l’épouser. De plus, la propreté de Désirée plaidait en sa faveur. Pour couronner le tout, elle savait se parer comme une princesse et elle était gentille.
Ce ne fut pas facile pour Péphanwory d’obtenir la main de Désirée. Mais Dieu faisant grâce, les deux amoureux réussirent à obtenir gain de cause au sein de leurs familles respectives, dans la Côte d’Ivoire d’Houphouët Boigny, celle des brassages ethniques.
Leur mariage fut célébré. Ils eurent deux garçons et deux filles, pour couronner leur bonheur conjugal : Gnininman (« laisse à Dieu »), Gnele (première fille), Alia et Bailly. Leur famille connaissait le bonheur parfait. Désirée votait pour la gauche marxiste et Péphanwory était favorable à la droite progressiste libérale. Mais cela ne constituait pas de nuage à leur union.
En 2010, éclata une crise postélectorale dans leur pays qui allait être une véritable épreuve pour leur amour et leur famille. Le groupe ethnique de Désirée et le groupe ethnique de Péphanwory étaient les principaux protagonistes de cette crise. Le frère de Désirée perdit tout son fonds de commerce à l’occasion de ce conflit, son magasin ayant été saccagé et pillé par la milice favorable au groupe ethnique de Péphanwory. Péphanwory perdit son frère dans l’ouest, assassiné par la milice favorable au parti de Désirée. Les deux époux ne se parlaient plus. Pire, Désirée quitta leur domicile commun. Pour couronner le tout, les deux familles étaient à couteaux tirés. Il n’y avait donc aucune personne de bonne volonté disponible de part et d’autre pour jouer le rôle de médiateur. Les enfants furent déchirés, ne sachant plus à quel saint se vouer. Pour qui prendre parti. Papa, maman ? C’était comme si on leur demandait lequel de leurs deux parents ils aimaient le plus. Leurs deux parents qui leurs avaient toujours appris la tolérance, l’importance de la diversité culturelle, l’ouverture d’esprit. Leurs deux parents se reniaient à présent, puisqu’ils reniaient leurs valeurs, celles qu’ils leurs avaient inculquées. Les enfants furent bien obligés de définir leur position. L’inimité, l’animosité, s’intensifièrent au gré des différents évènements politiques. Alia et Bailly prirent parti pour leur mère et Gnininman et Gnele prirent parti pour leur père. Ainsi, la famille avait éclaté.
Arriva Lohourognon, l’étranger, c’est-à-dire moi. Lohourognon : « l’étranger à la grosse tête ». Si j’ai une grosse tête, c’est parce que je sais. Chez moi, on dit que toi l’étranger à une famille, si tu viens trouver les enfants de celle-ci en pleine querelle, si tu ne peux mettre fin à ce conflit, surtout ne l’exacerbe pas. Connaissez-vous le proverbe camerounais qui dit qu’il ne faut pas mettre son doigt entre l’arbre et l’écorce ? Car la fraternité, lorsqu’elle traverse l’épreuve des conflits, peut engendrer de la fumée, mais jamais de feu. J’optai pour le premier schéma : mettre fin à la querelle. J’optai pour le premier schéma car je suis une femme. Chez moi, on dit que la femme doit être une aiguille, une aiguille qui coud la fraternité et non un couteau qui déchire les liens. Je décidai de m’atteler à cette tâche : coudre les liens. Moi Lohourognon, l’étranger à la grosse tête. Oui, si ma tête est grosse, c’est bien parce que je sais. Je sais beaucoup de choses. Je sais que «Le pardon, la tolérance et la sagesse sont le langage des hommes forts », selon le proverbe sénoufo.
Je sais que « le corps de l’homme c’est du sang ; mais quand il crache, c’est de l’eau ». N’est-ce pas un autre proverbe sénoufo ? Ah, nos parents étaient subtils et doués dans l’art de l’apprentissage, eux qui nous ont enseigné les proverbes pour transmettre la sagesse !
Le schéma de ma médiation était simple : proposer à Péphanwory, tout d’abord, de demander pardon, par l’intermédiaire de personnes âgées, de notables, de personnes respectables et respectées par tous les protagonistes du conflit, puis d’indemniser son beau-frère en lui donnant un fonds pour recommencer son commerce. Cela permettrait le retour de sa femme à la maison. Ensuite, je suis allée voir la famille de Désirée, afin qu’elle demande aussi pardon à Péphanwory pour le meurtre de son frère. Ils m’ont dit que leur beau-frère devait mettre fin à « l’arrogance du vainqueur » selon leurs propres termes. Soro doit donc réparer la blessure narcissique des parents de Désirée. Voilà mon plan. J’ai besoin de vos Douahous. Nous avons tous besoin de vos bénédictions, pour réussir cette mission.
N’oubliez pas Gnininman (laisse à Dieu), Gnele, Alia et Bailly, les enfants de cette famille, qui comptent sur vous pour réconcilier leurs parents.
N’oublions pas cet autre couple Baoulé et Dioula, en crise depuis 2018, qui attend notre médiation. Nous devons régler le différend qui existe aussi au sein de ce couple. Il fera l’objet de notre prochain texte. Puisse Dieu nous aider, nous les hommes et les femmes épris de paix, dans notre mission.

NB : Toute ressemblance avec des personnes réelles n’est que pure coïncidence.