Directeur général du Fonds monétaire international (FMI) du 16 janvier 1987 au 14 février 2000, le Français Michel Camdessus a eu pour adjoint, de 1994 à 1999, l’Africain Alassane Dramane Ouattara. Son ancien collaborateur devenu le président de la République de Côte d’Ivoire depuis avril 2011 dans les conditions que l’on sait, le retraité Camdessus, actuel gouverneur honoraire de la Banque de France, a décidé de lui être « utile ». Alors, le séjour de travail en terre ivoirienne de M. Camdessus ressemble à s’y méprendre aux activités d’un cabinet-conseil venu honorer un «gombo» (un marché lucratif, selon le nouchi, l’argot ivoirien).
Conférences à thème, rencontres ciblées avec les décideurs politiques et administratifs ainsi qu’avec le patronat ivoirien et la jeunesse scolaire d’un établissement d’élite à Yamoussoukro, du 28 mai au 2 juin, le programme de l’ancien patron du FMI est révélateur sur sa mission. Qui ne peut être gratuite tant il s’y sera investi physiquement et intellectuellement. Ce qui ne saurait vraiment étonner personne puisqu’à 85 ans révolus, Michel Camdessus n’a jamais été véritablement loin de son ancien collaborateur devenu chef d’Etat d’un pays important de la sphère francophone mondiale.
Par contre, ce qui détonne et suscite ces lignes, c’est la déclaration faite par M. Camdessus, le mardi 29 mai 2018, devant les chefs d’entreprise ivoiriens lors de la conférence qu’il a animée sur le thème « Champions nationaux et émergence ivoirienne ». C’était au siège du patronat ivoirien à Abidjan-Plateau. Il a dit textuellement ceci et je cite ses propos rapportés hier par la presse nationale dont le quotidien pro-gouvernemental Fraternité Matin : « La Côte d’Ivoire pourrait accéder à l’émergence peu avant la date prévue (…) Vous êtes en train de franchir le cap de l’émergence et vous allez maintenant vous diriger vers l’accomplissement de vos programmes spécifiques. Vous allez maintenant certainement vers 2050 ».
Nous ne doutons pas de la compétence de banquier de Michel Camdessus et peut-être même d’économiste. Mais nous nous interrogeons sur la sincérité d’une telle déclaration. M. Camdessus qui est sans doute très fier de ce qu’est devenu son ancien adjoint au FMI voudrait le flatter qu’il ne serait pas passé par quatre chemins. D’autant qu’affirmer que la Côte d’Ivoire est en train de franchir le cap de l’émergence ou que le pays pourrait l’atteindre avant 2020 relève d’une pure propagande politicienne. La Côte d’Ivoire est, en vérité, très loin de l’émergence qui ne se résume pas à un taux de croissance positif ou encore à des ponts construits.
L’accès à l’eau potable est encore un luxe dans le pays pour de nombreuses populations. Y compris celles vivant dans la capitale économique, Abidjan. Idem pour l’électricité. Le taux national d’électrification est de 33,4% selon les statistiques du bureau d’études IED retenu par l’Etat. Au niveau de la santé, la Côte d’Ivoire est un pays dépendant de l’aide extérieure. Les statistiques sont alarmantes. A titre d’exemple, 20 femmes meurent par jour dans ce pays en donnant la vie, selon l’UNFPA. C’est un indice qu’on ne retrouve pas dans les nations émergentes telles que l’Afrique du Sud, la chine, la Russie etc. Les maladies tropicales négligées (MTN) appelées également maladies de la pauvreté sévissent encore en Côte d’Ivoire. Il s’agit notamment de l’onchocercose, la bilharziose, l’éléphantiasis, la trypanosomiase. Les centres de santé ne couvrent pas tout le territoire national. Les endroits reculés en sont totalement dépourvus. Les bidonvilles ont pris d’assaut les grandes agglomérations.
Lors de la présentation du rapport sur la pauvreté en Côte d’Ivoire en 2014, Ousmane Diagana, le chef des opérations de la Banque mondiale en Côte d’Ivoire, a révélé qu’un Ivoirien sur deux est pauvre. «La Côte d’Ivoire est confrontée à des taux de pauvreté inquiétants, surtout par rapport au potentiel énorme dont dispose le pays», a-t-il regretté. Par ailleurs, le pays occupe la 171ème place sur 188 pays au classement 2016 de l’indice de développement humain publié en mars 2017. La pauvreté est si prégnante qu’avoir deux repas par jour relève parfois du miracle. Tel est l’état non exhaustif des lieux à deux ans de 2020. On ne peut donc pas affirmer au regard de tout cela que la Côte d’Ivoire a un pied dans l’émergence. A moins de vouloir propager délibérément un « fake news », une information totalement erronée.
Didier Depry
didierdepri@yahoo.fr
(In Quotidien Notre Voie N°5885 du jeudi 31 mai 2018)