Victimes

L’instant est grave ce mardi 4 août, au palais présidentiel à Abidjan-Plateau. Le chef de l’Etat, Alassane Ouattara, se prépare à lancer officiellement l’indemnisation des victimes et ayants-droit des crises survenues en Côte d’Ivoire depuis 1990. Dans la salle, l’émotion est palpable : les participants à la cérémonie, au nombre desquels des diplomates en poste à Abidjan, viennent d’entendre le témoignage déchirant d’une victime de la guerre. Mohamed Koné, à peine 20 ans, a raconté comment, en raison du conflit armé en Côte d’Ivoire, il est aujourd’hui tétraplégique, c’est-à-dire paralysé des quatre membres. Nonobstant la forte émotion, la cérémonie suit son cours. Dans son allocution, Alassane Ouattara appelle les victimes au pardon et promet que la réconciliation se fera «dans la justice». Séance tenante, des chèques ont été remis à des ayants-droit de victimes. Pour cette première phase, sont concernées 4 500 personnes dont 1 000 blessés. Parmi eux, 3 500 ayants-droit de personnes décédées toucheront 1 million de francs Cfa chacun. Les mille blessés bénéficieront, quant à eux, d’une prise en charge médicale jusqu’à guérison complète ainsi que d’un forfait de 150 000 Fcfa pour le transport. Cette somme leur sera versée sur une période de trois mois. L’opération d’indemnisation, qui a débuté ce mois d’août, rentre dans le cadre de la justice transitionnelle. Le concept reste, cependant, peu ou pas du tout connu du public ivoirien.

UN CONCEPT NOUVEAU EN CÔTE D’IVOIRE

La justice transitionnelle est un ensemble de mesures à la fois judiciaires et non-judiciaires dont le but est d’aider à remédier aux legs des atteintes aux droits de l’homme dans des sociétés qui sortent d’un conflit armé ou de violences. Les principaux objectifs de la justice transitionnelle sont de mettre en œuvre des processus de responsabilisation et de reconnaissance des faits susceptibles de réconcilier toutes les parties au conflit et les populations affectées, et de prévenir une reprise du conflit en s’efforçant d’instaurer un climat favorable à une paix durable et au respect des droits de l’homme. La justice transitionnelle aide à lutter contre l’impunité et à établir l’état de droit dans un contexte de gouvernance démocratique. De manière concrète, cette justice se met en œuvre à travers des poursuites criminelles, des réformes institutionnelles, l’installation d’une commission chargée d’établir la vérité et favoriser la réconciliation, ainsi que des réparations. C’est pourquoi les autorités ivoiriennes ont mis en place ces dernières années, un ensemble de mesures comme la création de la Cellule spéciale d’enquête, devenue plus tard Cellule spéciale d’enquête et d’Instruction (Csei) qui a abouti aux procès contre les responsables présumés des crises. Egalement, la mise en place de la Commission nationale pour la réconciliation et l’indemnisation des victimes (Conariv), ou encore l’installation du Programme national de cohésion sociale (Pncs) doivent aboutir à terme, à la réparation pour toutes les victimes des crises en Côte d’Ivoire.

RÉPARATIONS ET… FRUSTRATIONS

Le processus de réparations, s’il est à encourager, laisse entrevoir quelques difficultés voire des insuffisances. En effet, depuis l’annonce du lancement de l’indemnisation, des victimes disent ne pas comprendre qu’elles n’aient pas été associées à l’évènement ou que des noms ne figurent pas sur la liste des personnes à indemniser. En cause, selon les victimes, une communication peut-être insuffisante des structures chargées de conduire les opérations. Ces dernières ont, toutefois, tenté de rectifier le tir. Quatre jours avant la cérémonie au palais présidentiel, le président de la Conariv, Mgr Paul-Siméon Ahouanan et la coordonatrice du Pncs, le professeur Mariétou Koné, ont reçu les victimes au siège de la Conariv, à Cocody-Jean Mermoz. Mgr Paul-Siméon Ahouanan, au fait du mécontentement de certaines victimes, avait, tout de suite, pris les devants. «Il faut saisir le sens et l’objectif de ce qui va se passer au palais. C’est un acte inaugural», a dit le président de la Conariv, archevêque métropolitain de Bouaké. «Vous savez, l’indemnisation est un processus», a relevé le guide religieux. Il a appelé les associations de victimes à acheminer leurs listes de victimes auprès de la Conariv : «ceux qui ont les listes, envoyez-les !». La première vague de bénéficiaires excluait, en fait, plusieurs catégories de victimes. Selon le professeur Mariétou, qui s’est exprimé publiquement à la cérémonie du 4 août, les premières personnes indemnisées proviennent de la liste de la Commission nationale d’enquête qui a siégé au lendemain de la crise post-électorale, mais aussi de la liste des différents commandements des ministères de la Défense et de l’Intérieur. L’un des reproches faits par des associations de victimes est le sentiment que les ayants-droit de militaires ou de policiers ont été privilégiés au détriment des victimes civiles. Or, selon les principes de la justice transitionnelle, les réparations devraient bénéficier en priorité aux victimes civiles qui ont souffert des affres de la guerre et continuent de subir les conséquences de ces violences. Les autorités ont beau expliquer qu’il s’agit d’un «processus» et que d’autres victimes seront par la suite indemnisées, l’impatience des victimes reste entière.

AMÉLIORER LE PROCESSUS

Un document élaboré par le Centre international pour la justice transitionnelle (Ictj), dont nous avons reçu copie, fait d’intéressantes recommandations sur le processus de réparation. Le document, intitulé «directives politiques, fonds de réparations pour les victimes, soutien et reconstruction», pré- conise que le processus de réparation dure «suffisamment longtemps pour que les victimes dans des zones reculées puissent en avoir connaissance et soient capables de se faire enregistrer». Selon Ictj, la méthode de réparation doit garantir l’accessibilité des victimes au processus, ainsi que la transparence. L’organisation prône aussi la mise en place d’un contrôle indépendant incluant la société civile. De plus, la réparation ne saurait se limiter à l’indemnisation mais devrait prendre en compte d’autres mesures telles que la mise en place de mécanismes communautaires de soutien psychosocial, s’appuyant sur les centres sociaux et autres ressources disponibles dans les zones les plus touchées. Pour l’organisation internationale, l’analyse des listes devrait aider à définir les catégories de victimes qui devraient être prioritaires et le type de réparations adaptées. L’idée, c’est que les réparations doivent être portées en priorité vers les victimes ayant des besoins urgents tels que les ayants-droit de personnes tuées ou disparues, les femmes victimes de viols et les blessés graves. Certains défenseurs des droits de l’Homme estiment, en outre, que devraient être favorisés les femmes et les enfants. La deuxième phase d’indemnisation démarrera après réception d’une liste «consolidée» de la Conariv, ont indiqué les autorités. Il faut espérer que cette liste soit la plus consensuelle possible.

Kisselminan COULIBALY

 

Des «exclus» s’organisent 

Gouléhi Stéphane Fabrice et ses camarades se considèrent comme des « exclus » du processus. Porte-parole d’une quinzaine de structures, M. Gouléhi a joint, jeudi, la Rédaction de l’Inter, indiquant qu’à l’issue d’une réunion, mardi 11 août, à Yopougon, des structures de victimes ont décidé de ne pas « croiser les bras ». « Nous protestons contre notre mise à l’écart. Nous avons participé à toutes les réunions par le passé. Ce n’est pas normal que des organisations comme les nôtres ne soient pas prises en compte. Nous pensons que les hautes autorités ne sont pas informées de la situation », a avancé M. Gouléhi, également président du Mouvement des Ivoiriens victimes oubliées de la guerre. « Certains de nos camarades ont choisi de tout laisser à Dieu. Mais nous pensons qu’il faut mener des actions en direction des autorités et faire comprendre que le processus d’indemnisation, à ce stade, n’intègre pas toutes les associations », a relevé Gouléhi Stéphane. Selon ce porte-parole, une coalition vient de se mettre en place qui entend prendre une part importante aux élections à venir. Le débat des victimes serait-il en train de se politiser ? M. Gouléhi assure que « non » : « il s’agit pour des associations, d’analyser les programmes des différents candidats, et voir ceux qui prennent en compte véritablement les préoccupations des victimes ».

K.C.

Source : L’Inter N°5149 du Vendredi 14 au 16 Août 2015