Par Ysengrimus 

Qu’est-ce qu’un auteur ou une autrice de littérature jeunesse? La question n’est vraiment pas si simple et elle ne peut aucunement être prise pour acquis, un peu cavalièrement, comme tend pourtant à la faire notre si prolixe époque. On ne s’autoproclame pas écrivain ou écrivaine jeunesse. C’est l’expertise d’une vie. Et je crois que, plutôt que de labeliser les auteurs et autrices jeunesse sur leurs thématiques, ou leurs tonalités stylistiques, ou la densité de leur vocabulaire, ou leur conformité sociale, il y a lieu de soigneusement les distinguer selon le créneau de réception qu’ils rencontrent (habituellement bien différent de celui qu’ils visent)… Ainsi je crois, en conscience, que les auteurs et les autrices de littérature jeunesse ciblent, consciemment ou inconsciemment, trois corridors de lectorat bien distincts, trois cibles implicites nettement découpées. La première cible, ce sont les grands-parents donneurs de cadeaux. Au temps des fêtes et aux anniversaires, grand-papa-maman veulent offrir un beau livre jeunesse à leur petit-enfant. Tant au sujet des gouts livresques du rejeton que des courants contemporains de littérature jeunesse, grand-papa-maman n’y connaissent fichtre rien. Alors, de bonne foi, ils optent pour un texte de littérature jeunesse, léché, circonspect, inoffensif et, surtout, écrit par une personnalité connue (souvent intégralement non-plumitive) qui en fait scintiller au mieux les toutes éventuelles valeurs. C’est habituellement un livre dont ils ont vu la pube dans une librairie ou sur le canard. La seconde cible de la littérature jeunesse, ce sont les professionnels de l’encadrement de la jeunesse (enseignants et enseignantes, travailleurs et travailleuses en garderie, moniteurs et monitrices de camps, conteurs et conteuses). Ici, le texte jeunesse est évalué et retenu par une expertise exigeante et précise. Mais il s’agit d’une expertise adulte, balisée par des priorités scolaires ou institutionnelles spécifiques, et fermement bardées de considérations éthiques et de vertus ethnoculturelles bien de notre temps. Ne passe pas qui veut au travers de ce crible-là. La troisième cible de la littérature jeunesse, finalement, c’est la jeunesse elle-même, directement, fougueusement, mystérieusement. Et ici, on est dans le grand impondérable sociologique des courants littéraires profonds. Un jour, dans mes années torontoises, le jeune Shimon Berg a filé, sous le manteau, à mon fils aîné, un livre sans images… en lui disant juste: lis ça, c’est vraiment pas pire. C’était en 1998. Shimon et mon fils avaient huit ans, tout rond. L’ouvrage n’émanait d’aucune recommandation adulte. Il circulait, comme par lui-même, dans la subculture enfantine du temps. Les instituteurs et institutrices qui le lisaient (et en venaient aussi à l’adorer) le faisaient par esprit de méthode, pour mieux comprendre les tendances-forces de la culture intime de leurs élèves, qui le lisaient, eux, depuis un bon moment avant quiconque. Ce bouquin improbable, c’était une sorte d’objet vernaculaire se transmettant, comme quelque flux viral, de bouches d’enfants à oreilles d’enfants. Son imprévisible explosion de popularité venait tout juste de s’amorcer, dans le monde anglophone (pour s’étendre ensuite à la planète entière). Titre de cet obscur opuscule, marqueur d’une époque: Harry Potter and the philosopher’s stone. Voilà qui n’est pas du tout évident. L’un dans l’autre, c’est un grand mystère que le mystère du mystère de ce type spécifique de succès de librairie ayant déclenché l’enthousiasme des petits dieux et des petites déesses de l’élan du cœur.

Seule l’Histoire nous dira lequel de ces trois lectorats-cibles le tout dernier ouvrage d’Isabelle Larouche frappera au cœur. Le monde change. Les enfants grandissent. Nos fluctuations fluctuent. Bien lumineuse serait la boule de cristal qui tirerait une prospective adéquate au sujet du plus exigeant et du plus impondérable de tous les lectorats, la jeunesse. Dans l’ouvrage Au fil des îles, la narratrice, qui, d’évidence, vit proche de la nature forestière et lacustre, casse accidentellement son collier. Les cinq billes d’argile façonnées à la main qui le constituaient s’éparpillent dans la nature. Il n’est strictement pas question de les abandonner à leur sort, tant et tant que la fichue de farfouille pour les récupérer, avec l’aide de la faune et de la flore ambiante, constituera la trame du récit en cours. Les espaces insularisés d’un lac du moyen-nord québécois seront autant d’étapes, dans cette recherche. Et celle-ci se vivra en charmante compagnie. On sera effectivement entrainés, sur un mode semi-féerique, au gré d’une kirielle de rencontres imaginaires avec différents animaux. Ces fiers fleurons de la faune locale contribueront, chacun à sa façon pas toujours rigoureusement méthodique, au jeu parcimonieux et aventureux de la quête.

Sous-titré récit poétique, ce petit ouvrage émet une respiration solide et subtile. Il se déploie à la fois au rythme du conte et de la prose rythmée. On pense aussi aux couplets d’une chanson, qui reprendraient, en cadence, une aventure (une par couplet) sur une île portant un nom différent, en compagnie d’un collectif animalier renouvelé. Cet ouvrage chante et joue. De fait, on ne peut pas s’empêcher de lui imaginer une mise en situation scénique, par une conteuse ou par une chanteuse. Isabelle Larouche, elle-même musicienne et artiste scénique, sait tout naturellement infléchir son texte selon le rythme et la tonalité de quelque chose comme des représentations devant public enfantin. Mais la dynamique de cet ouvrage charmant, vif, au tonus irrésistible, ne s’installe pas exclusivement dans l’oralité. Selon la procédure de la collection Parcelles de la maison d’édition jeunesse Les Z’Ailées, un travail iconique s’effectue, au niveau des lettrages, de façon à établir un compagnonnage intime entre textualité et imaginaire imagier. Ainsi, quand un personnage parle fort, les lettres de son propos sont plus grosses. Quand les ouananiches montent dans le courant, le texte nous le disant monte aussi, sur la page, et quand elles descendent, le teste descend avec elles. Si une île est une saillie en forme de courbe, les lignes de texte la décrivant se courberont aussi, pour évoquer cette éminence évasée. L’ensemble est très réussi et nous laisse à rêver d’un Apollinaire enfantin qui nous aurait esquissé ses ultimes calligrammes sur les sémillantes rives du Lac Pekuakami.

Lequel de nos trois lectorats-cibles retiendra ce dernier ouvrage d’Isabelle Larouche? Pourquoi pas les trois? Le prestige de madame Larouche comme autrice jeunesse est suffisamment établi pour que grand-papa et grand-maman y voient une de ces personnalités de bon renom que l’on fait découvrir à ses petits-enfants, pour leur élever leur niveau culturel des masses, dans le temps des fêtes ou en tous temps. Les éducateurs et éducatrices, moniteurs et monitrices, conteurs et conteuses découvriront un texte dont le mouvement fluide et heureux ainsi que la proximité tant avec la nature qu’avec l’imaginaire enfantin rencontreront incontestablement leurs priorités éducationnelles et éthiques. Quand aux enfants eux-mêmes, eh bien ils continueront de toucher cet ouvrage et d’autres du bout de leurs antennes autonomes et fatales, en perpétuant le déploiement du mystère paradoxal qui est le leur et le nôtre. Nous avons tous été enfants, nous nous en souvenons tous, et pourtant… rejoindre l’imaginaire enfantin et encadrer son inexorable rencontre avec les Belles Lettres reste, pour l’adulte, un exercice délicat, qui requiert une expertise précise, subtile, méthodique et ciselée. Isabelle Larouche détient cette cruciale expertise qui ne s’improvise pas. Elle nous le montre globalement, ailleurs, au fil de son œuvre, et elle nous le montre spécifiquement, ici… au fil des îles.

Source : Les 7 Quebec.net