Par Francis Kpatindé

(Rfi, 12 avril 2013) – En janvier 2013, les présidents Idriss Déby Itno, Denis Sassou Nguesso et Ali Bongo Ondimba volent à l’unisson au secours de leur « frère » franc-maçon, François Bozizé, en grande difficulté. Trois mois plus tard, les mêmes ne lèveront curieusement pas le petit doigt pour empêcher la Seleka, la rébellion armée, de s’emparer du pouvoir à Bangui. Décryptage.

De gauche à droite : les présidents tchadien Idriss Déby, centrafricain François Bozizé et congolais Denis Sassou Nguesso, le 25 juillet 2012 à Brazzaville..  AFP PHOTO / STR

De gauche à droite : les présidents tchadien Idriss Déby, centrafricain François Bozizé et congolais Denis Sassou Nguesso, le 25 juillet 2012 à Brazzaville. AFP PHOTO / STR

Comme une mangue mûre, François Yangouvonda Bozizé est donc tombé, abandonné de ses pairs, contraint à l’exil, loin de « Bangui, la coquette », de ses majestueux palmiers quinquagénaires et du cadre ouaté du Palais de la renaissance ! A un moment où il s’y attendait le moins, il est renié par ses mentors congolais, Denis Sassou Nguesso, et gabonais, Ali Bongo Ondimba, et lâché par son parrain tchadien Idriss Déby Itno, trois chefs d’Etat qui ne font pas mystère de leur appartenance à la franc-maçonnerie.

Jusqu’à sa chute et sa fuite précipitée, le 24 mars, Bozizé relevait directement, à l’instar de son homologue tchadien, du « district de Brazzaville », dont l’une des obédiences les plus en vue, la Grande Loge du Congo (GLC), affiliée à la Grande Loge nationale française (GLNF), s’honore d’avoir pour « sérénissime grand maître » le président de la République, Denis Sassou Nguesso, lui-même. « Ce dernier officiait en certaines grandes occasions entouré de ses deux assistants, Déby et Bozizé », révèle un vieil initié contacté au téléphone dans la capitale congolaise.

Début janvier encore, ce beau monde se serrait les coudes dans une relation d’apparence fusionnelle que rien ne semblait pouvoir dissoudre. Alors que les rebelles de la Seleka (coalition, en langue sango) se trouvaient à un jet d’oiseau de Bangui, gros bourg de 750 000 habitants qui sert de capitale à la Centrafrique, les présidents tchadien, congolais et gabonais avaient, à l’unisson, répondu au signe de détresse de leur « frère » Bozizé, en passe de perdre le pouvoir. Ils décident alors de freiner l’avancée de la rébellion, contenue à quelque 70 kilomètres de la capitale par la Force multinationale d’Afrique centrale (Fomac), une armée régionale à dominante tchadienne présente en RCA avant les événements, puis invitent les protagonistes à la table des négociations, à Libreville.

Sept des huit signataires de Libreville seraient des francs-maçons

Au sortir de ces assises improvisées, un « Accord politique  sur la résolution de la crise politico-sécuritaire en République centrafricaine » fut adopté le 11 janvier 2013. A en croire l’un des participants congolais, interrogé au téléphone, sept des huit signataires de ce document de quatre pages sont des « fils de la veuve », autrement dit des francs-maçons.

L’Accord lui-même apparaît à la lecture comme une bouée de sauvetage destinée à un président aux abois à qui ses « frères », pour certains des opposants politiques irréductibles, avaient décidé de ménager une porte de sortie, tirant un trait symbolique sur une décennie de règne sans partage ponctuée de soulèvements armés, d’élections controversées, d’arrestations arbitraires, voire de liquidations sans autre forme de jugement.

L’article 1er de l’Accord de Libreville est, en cela, suffisamment évocateur : « Le président de la République demeure en fonction jusqu’au terme de son mandat en 2016. Il ne peut se présenter pour un autre mandat ». Le « frère » François Bozizé se voit donc confirmé dans ses fonctions, du moins jusqu’au terme de son second et ultime quinquennat, à l’horizon 2016 !

Sauvé par le gong et des « frères » censés le protéger, y compris contre ses propres excès, conforté par ce sursis inespéré de trois ans, Bozizé crut bon de se laisser de nouveau aller à un de ses vieux penchants : la roublardise. Défait sur les champs de bataille, il cherche à gagner du temps, sans doute pour reprendre des forces, s’armer et  repartir de plus belle au combat.

Retranché avec son clan familial au Palais de la renaissance, il mûrit sa vengeance et traîne ostensiblement des pieds. Il lui faut une semaine pour, conformément à l’Accord de Libreville, nommer, le 17 janvier, un Premier ministre issu de l’opposition, en la personne de l’ancien bâtonnier de l’Ordre des avocats, Me Nicolas Tiangaye. Il « grille » trois autres semaines avant de signer, le 3 février, le décret portant formation d’un gouvernement d’union nationale.  Il interdit au ministre de la Communication, issu de la rébellion, d’accéder à la radio nationale, qui relève pourtant de son département…

« Bozizé n’a pas joué franc-jeu avec ses pairs chefs d’Etat et ses principaux adversaires, confirme l’un des signataires de l’Accord de Libreville, qui avoue lui-même appartenir à la « fraternité ». Rentré à Bangui, il a continué d’alimenter la rhétorique de guerre, mis en place au Palais un shadow cabinet pour entraver l’activité du gouvernement, pris plusieurs décrets sans le contreseing du Premier ministre… »

Bozizé brocarde à longueur de journée ses deux « frères », Déby Itno et Sassou Nguesso

Oubliant de manière ostentatoire qui l’a fait roi dix ans plus tôt, il proroge l’Accord de défense secret qui lie son pays à l’Afrique du Sud, demande des renforts supplémentaires à Pretoria, et donne l’impression de braver ses « frères » d’Afrique centrale, bailleurs de fonds des périodes de vaches maigres. Il semble désormais regarder de haut ce parapluie « fraternel » qui l’a protégé, quelques semaines plus tôt, de la bérézina.

Il ne se cache plus pour brocarder son voisin tchadien, suspecté, non sans raison, de jouer un double jeu, sinon d’être le deus ex machina de la Seleka. Recevant en son palais Hawa Ahmed Youssouf, la représentante spéciale en Centrafrique du président de la Commission de l’Union africaine, il n’hésite pas à blâmer la « mollesse » et le « manque de courage » du Congolais Denis Sassou Nguesso, qui préside pourtant le Comité de suivi de l’Accord de Libreville.

L’impéritie et les états d’âme de Bozizé irritent au plus haut point nombre de ses collègues de la Communauté économique des Etats d’Afrique centrale (CEEAC), en premier lieu le Tchadien Idriss Déby Itno, à qui le Centrafricain doit son accession au pouvoir, les armes à la main, en 2003.

Contrariétés passagères entre deux chefs d’Etat considérés jusque-là comme d’inséparables acolytes ? Contentieux ayant trait à une question de préséance ? Jalousie à mettre sur le compte de « l’arrogance impériale » supposée du Tchad, devenu du jour au lendemain un émirat pétrolier à proximité d’un voisin abonné à des fins du mois difficiles ? « Contrairement à une idée répandue, la brouille entre les deux hommes n’est pas récente », nuance un dignitaire franc-maçon joint au téléphone à Ndjamena. « Fin 2009, Bozizé insiste pour que lui soit livré Charles Massi, un médecin militaire franc-maçon réfugié au Tchad. Le président tchadien s’exécute, non sans avoir fait promettre – sous serment maçonnique – à Bozizé qu’il veillerait personnellement à l’intégrité physique de ce frère. C’était mal connaître son interlocuteur… »

Concernant Charles Massi, François Bozizé n’a pas tenu parole

Fondateur de la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP), plusieurs fois ministre, Charles Massi est probablement mort sous la torture en janvier 2010, quelques semaines après avoir été arrêté au Tchad et livré aux autorités centrafricaines. « Bozizé n’a pas respecté sa promesse ni l’obligation qui interdit à un franc-maçon de tuer un de ses frères, poursuit le notable franc-maçon. Tenez ! Lorsque Sassou a pris le dessus sur son frère Pascal Lissouba, fin 1997, il ne s’est pas opposé à l’exfiltration de ce dernier vers le Gabon. Informé de l’opération, il a laissé faire. Bozizé est incapable d’avoir une attitude chevaleresque… »

Devant un passif aussi lourd, les présidents tchadien, congolais et gabonais décident, après un délai de grâce de trois mois, de lâcher un « frère » dont la versatilité risquait de plonger la région dans l’instabilité. On connaît la suite. Lorsque, fin mars, Bozizé invite les éléments de la Fomac (Force multinationale d’Afrique centrale) à stopper une nouvelle offensive des rebelles de la Seleka vers Bangui, Idriss Déby Itno, dont les troupes forment le gros du contingent régional, fait la sourde oreille. Lorsqu’il appelle à la rescousse le président du Comité de suivi de l’Accord de Libreville, Denis Sassou Nguesso, ce dernier prétexte un agenda diplomatique chargé pour se dérober.

Pourquoi continuer à aider un frère amnésique et pour le moins incontrôlable alors que d’autres francs-maçons, à leurs yeux, plus méritoires sont dans les starting-blocks ? Cas du Premier ministre Nicolas Tiangaye, connu en Afrique pour être un fervent défenseur des droits de l’homme. Cas, également, de l’ancien Premier ministre Martin Ziguélé, vieil adepte, comme en témoigne son parcours politique, de la formule selon laquelle « The ballot is stronger than the bullet » (« le bulletin de vote est plus fort que la balle »). Pour un « frère » de perdu, deux de retrouvés !