Par Patrice Nganang

Amputée de l’Erythrée, l’Ethiopie est en train de devenir une puissance. Autrement dit, l’indépendance de l’Erythrée n’a pas été son entrée en enfer, bien au contraire – le pays s’en porte mieux! Bien mieux ! Et de loin ! Vu d’Addis Abeba, la clarté de l’argument pour la sécession est encore plus digestible à partir des mille chantiers de la ville-capitale africaine – car l’Ethiopie est un pays-chantier –, mais surtout de l’Union Africaine elle-même ou je suis allés [voir photos] avec des Ambazoniens, porter la parole de la révolte anglophone. Après tout, à coté de Biya, le secrétaire général de l’Union Africaine, le Tchadien, avait formulé à Yaoundé le principe de ‘l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation’ comme seul porte-bonheur pour notre pays. Principe érigé en tabou politique en 1960, mais dont l’absurde ne se fracasse pas seulement sur l’absence d’un fond juridique, culturel, mais aussi politique qui soutiendrait la subjugation coloniale du Cameroun anglophone par le Cameroun francophone. Ce qui frappe à l’œil de toute personne qui voyage en Afrique cependant, et surtout de toute personne qui est à Addis Abeba ou se trouve l’Union africaine, c’est que le Cameroun est bel et bien un pays sinistré, défait, quand comme ici, l’Ethiopie renait – l’Afrique renait ! Le sinistré, la défaite du Cameroun est due à l’absence au sommet, l’absence de Paul Biya, qui en pleine guerre est encore en Suisse, mais surtout au caractère rapace de la classe qui le dirige, du pouvoir bulu donc, ainsi que du pays qui nous maintient encore sous tutelle – la France. Le Cameroun d’aujourd’hui n’a pour seule vision que le vol et la liquidation de ses ressources, surtout de ses ressources pétrolières anglophones, pour la France. Et cela frappe encore plus à l’œil quand vu à partir d’Addis Abeba, ville-chantier bien que sans ressources vraiment. C’est que la ville ou se trouve le siège de l’Union Africaine est un ouvre-l’œil pour tout Camerounais, car comment ne pas être ébloui devant le bourgeonnement d’un pays, pas seulement d’une ville, mais d’un pays, qui en dix ans, a rompu avec son destin défait pour devenir le miracle économique que je vois autour de moi?

La sanction que Biya, que le pouvoir bulu, que la France, a mis sur la tête du Cameroun, en maintenant en esclavage la partie pétrolière de notre pays, la zone anglophone, est une condamnation satanique de notre futur. La criminalité de leur condamnation se vit de manière encore plus amère à Addis Abeba, parce que quiconque est Camerounais et à mon âge, a grandi avec des images extraordinaires d’Ethiopiens affamés, de l’Ethiopie comme pays de la famine. Et le mot ‘Ethiopien’ veut encore dire chez nous, ‘affamé’, ‘famélique.’ Or voilà! Un leadership visionnaire tourné vers la Chine et autres, nous révèle l’Ethiopie comme étant ce pays qui renait de ses cendres, parce que sa classe dirigeante s’est fondée dans une vision du futur, qui renait de sa damnation, parce que son leadership a vu l’avenir comme étant un de son propre choix. Un exemple: l’Ethiopie n’a pas été colonisée par l’Angleterre, bien au contraire, a mis en déroute l’Italie. Mais de sa propre volonté, le pays s’est orienté vers l’anglais (ce qui est encore refusé au Cameroun, d’ou la guerre au Noso !), et ainsi, dans les rues, partout à Addis, des pancartes sont écrites en Amharique, et en anglais. La colonisation n’est pas une fatalité – et c’est à partir d’Ethiopie que cette phrase est donnée en leçon à l’Union Africaine qui en 2018 veut imposer au Cameroun des ‘frontières héritées de la colonisation.’ Principe vieux, de 1960. Or devant elle, en 2018, l’Ethiopie est en train de se fabriquer un futur, par-delà la libération de l’Erythrée, premier pays à violer ce tabou en Afrique. Elle n’en est pas morte après la sécession d’une de ses provinces, l’Ethiopie, bien au contraire, tout comme le Cameroun ne mourra évidemment pas de la libération de l’Ambazonie. La république du Cameroun a été indépendante le 1 janvier 1960 sans le Cameroun anglophone et ne s’en portait pas mal du tout, ne se portait pas mal de 1916 à 1961 d’ailleurs, quand amputé du Cameroun anglais ! Il faut à notre pays une vision autre que le vol, que l’exploitation de la zone anglophone, que le crime, que les tueries, que le génocide des populations anglophones, et ici l’Ethiopie nous donne une leçon inestimable – à l’UA aussi.

C’est que l’UA – et c’est ce que je retiens de la rencontre ici – croit vraiment que les vipers anglophones, ‘les rebelles’ comme ils disent, seront vaincus par le pouvoir de Yaoundé. L’UA a acheté la vulgate de Paul Biya, du pouvoir bulu, mais aussi de la France. Pour elle, l’insurrection armée qui a lieu au Cameroun anglophone est maitrisable militairement. C’est que hélas, l’Union Africaine n’a pas une vision de la diversité des scenarios des défaites et des victoires militaires, et dans un conflit militaire ne voit la victoire que dans l’occupation d’un territoire, l’Ambazonie, par les ‘rebelles’, qui y planteraient leur drapeau bleu blanc: or, l’ANC n’a occupé aucun territoire en Afrique du sud, bien qu’au final, l’Apartheid ait été défait. Le FLN n’a occupé aucun territoire jadis en Algérie, bien que la France ait été défaite. Rendre une partie du pays ingouvernable est un but militaire légitime, car c’est rendre le pays ingouvernable, c’est lui retirer son futur, et c’est ce qui arrive au Cameroun – nous enseigne l’Ethiopie. La spirale de la violence qui en découle installe le pays dans le rang des Etats échouées, et même si la satisfaction de Yaoundé, même si la satisfaction de Biya, même si la satisfaction de la France, est que ‘la stabilité’ soit maintenue en zone francophone, le prix payé pour celle-ci, est immense, et visible a partir d’Addis Abeba: devant nous, l’Ethiopie est devenue une puissance africaine, et c’est visible dans le nombre de chantiers de gratte-ciel qui poussent partout dans ses rues, c’est visible dans la puissance de sa classe moyenne, c’est visible dans son envol repris. Le Cameroun, quant à lui, à cause de la guerre dans le Noso, s’ouvre le chapitre de l’aporie politique du no future. Rendre le pays ingouvernable, surtout à partir de sa zone pétrolière, c’est défaire Paul Biya, c’est défaire le pouvoir bulu, et c’est défaire la France. C’est essentiellement enlever au Cameroun son futur. L’ironie de l’histoire est que, pendant que l’Ethiopie se choisit un futur anglophone, Biya, le pouvoir bulu, et la France, veulent imposer au Cameroun encore sept ans de défaite francophone. Pendant que l’Ethiopie sevrée de l’Erythrée construit des gratte-ciel, se donne un tram futuristique au ciel d’Addis, le Cameroun au nom du ‘un et indivisible’ brule des hôpitaux, exécute des mamans avec bébés, des vieillards, calcine des villages entiers, fabrique des centaines de milliers de réfugiés, et croit aller quelque part avec ça.

Concierge de la république