« Vérité, mémoire et rupture politique : le geste salutaire de Jean-Claude Djéréké face à la crise ivoirienne »

Le « trio infernal », Ouattara Bédié, Gbagbo : trois figures de la politique ivoirienne devenues les symboles d’un système verrouillé. / [Sia Kambou/AFP]

Par Simplice Ongui
Directeur de Publication
Afriqu’Essor Magazine
osimgil@yahoo.co.uk

Que reste-t-il des promesses démocratiques des années 1990 ? Trente ans après l’ouverture du multipartisme, la Côte d’Ivoire reste dominée par trois figures devenues les symboles d’un système verrouillé : Bédié, Gbagbo, Ouattara. Dans deux tribunes d’une rare lucidité, l’universitaire Dr. Jean-Claude Djéréké les rassemble sous l’appellation cinglante de « trio infernal », en jetant ainsi un pavé dans la mare. Au-delà du diagnostic, sa parole pose un jalon dans la reconstruction d’un imaginaire démocratique ivoirien plus exigeant, plus adulte. Afriqu’Essor Magazine propose ici une lecture approfondie de cette intervention qui, bien plus qu’une critique des hommes, est un appel à repenser la politique ivoirienne sur de nouvelles bases : générationnelles, éthiques et citoyennes.

1. Une parole libre et salutaire : la lucidité critique de Djéréké, éclaireur de conscience collective

Dans un contexte de polarisation extrême du débat politique ivoirien, marqué par les passions militantes, les fidélités ethno-politiques et la violence symbolique des réseaux sociaux, Jean-Claude Djéréké propose une rare posture : celle de l’intellectuel qui parle sans calcul, sans camp, sans crainte. Sa critique est d’autant plus précieuse qu’elle ne se contente pas de dénoncer des faits, mais déconstruit des récits, interroge des responsabilités, et réactive une éthique de la parole publique.

Djéréké incarne ainsi une figure intellectuelle proche de celle décrite par Edward Saïd ou Achille Mbembe : un passeur critique, plus soucieux de lucidité que de loyauté partisane. Il s’élève contre la sacralisation de l’opposant historique, rappelle les zones d’ombre des trajectoires personnelles, et met en garde contre la tentation permanente du retour en arrière.

Le refus de Djéréké de mettre Laurent Gbagbo à l’écart de cette critique, malgré le lourd passif de victimisation dont celui-ci est porteur, témoigne d’un courage intellectuel notable. Cette posture contribue à restaurer un espace public ivoirien adulte, capable de conjuguer mémoire et responsabilité, attachement et lucidité.

2. Un triptyque délétère : pouvoir personnel, verrouillage de l’alternance, crise du sens démocratique

L’un des apports majeurs des textes de Djéréké est de mettre en lumière les trois piliers de la crise ivoirienne post-houphouëtienne.

Jean-Claude Djéréké articule sa critique autour de trois maux endémiques :

  • le culte du pouvoir personnel,
  • l’incapacité chronique à organiser une alternance pacifique (la confiscation de l’alternance),
  • et l’érosion de la culture démocratique.

Ce triptyque n’est pas propre à la Côte d’Ivoire : on le retrouve au Cameroun, en Guinée, au Tchad, au Congo-Brazzaville… Mais en Côte d’Ivoire, il prend une forme tragique. Aucun président n’a quitté le pouvoir de son plein gré ou par le verdict incontesté des urnes. De la politique d’ivoirité de Bédié à la guerre de succession post-électorale de 2010, en passant par les dérives autoritaires d’un troisième mandat sous Ouattara, le constat est accablant. Le système ivoirien souffre moins d’un manque d’élections que d’un manque d’éthique démocratique. Chaque passage de témoin s’est accompagné de crises, d’exclusions, voire de violences armées.

Le verdict implicite de Djéréké est clair : les figures historiques n’ont pas construit une démocratie, elles ont capturé l’État à des fins personnelles ou partisanes, tout en légitimant leur maintien au pouvoir au nom de leur histoire personnelle, de leur tribu politique ou de la stabilité du pays.

3. Démystifier sans trahir | Laurent Gbagbo face à l’histoire : entre grandeur refusée, rendez-vous manqué et exigence de vérité

L’un des points les plus sensibles de l’analyse de Djéréké réside dans sa remise en question du récit héroïque autour de Laurent Gbagbo. Tout en reconnaissant son rôle d’opposant courageux et les injustices qu’il a subies (tentative de coup d’État en 2002, incarcération à La Haye), l’auteur souligne sa faute politique majeure : avoir refusé de désamorcer la crise de 2010–2011 par un retrait stratégique au nom de la paix. Au lieu de devenir un sage, Gbagbo a choisi de revenir dans l’arène politique, au risque d’affaiblir son propre héritage. Cette lecture, bien que polémique, ouvre une brèche nécessaire dans l’intelligence politique ivoirienne : celle qui accepte de critiquer les héros sans renier leur rôle.

Ce regard est essentiel pour une société en quête de vérité partagée : il ne s’agit pas d’humilier une figure historique, mais de rappeler que l’héroïsme ne dispense pas de la reddition des comptes. Gbagbo aurait pu devenir un repère moral ; il a préféré redevenir un acteur de la petite politique. Ce choix, selon Djéréké, abîme son image autant qu’il affaiblit l’horizon démocratique du pays.

4. Une révolution générationnelle en attente : désacraliser, transmettre, renouveler

Sans le formuler explicitement, Djéréké trace en filigrane les contours d’un autre imaginaire politique : celui d’une nouvelle génération d’acteurs, libérée des logiques de confrontation, de fidélité clanique et de monopole historique. Le renouvellement qu’il suggère ne doit pas être seulement biologique, mais culturel et institutionnel. Il faut dépersonnaliser les partis, professionnaliser la politique, encourager la participation citoyenne et installer durablement la logique de transmission. La Côte d’Ivoire ne pourra se réconcilier avec elle-même que si elle apprend à regarder vers l’avant sans trahir le souvenir du passé, mais sans s’y enfermer non plus.

La jeunesse ivoirienne — instruite, connectée, polyglotte — aspire à autre chose :

  • des dirigeants compétents et sobres,
  • des institutions fiables et impartiales,
  • un discours politique fondé sur la vérité et le respect du citoyen.

Cette révolution générationnelle ne viendra pas d’un décret présidentiel. Elle suppose une libération des esprits, une désacralisation des figures anciennes, une formation civique renforcée et une participation citoyenne plus vigoureuse.

5. Les zones d’ombre de la critique : une œuvre à poursuivre

Aussi percutante soit-elle, l’analyse de Djéréké n’est pas exempte de tensions. D’abord, elle consacre une attention beaucoup plus détaillée à Laurent Gbagbo qu’à Alassane Ouattara, pourtant acteur clé de la crise de 2010–2011, promoteur d’un troisième mandat très contesté en 2020, et qui rebelote en 2025 avec un projet de quatrième mandat. Ensuite, elle reste au niveau de la critique éthique, sans toujours proposer des pistes concrètes pour réformer les institutions : révision constitutionnelle, quotas générationnels, réforme des partis, indépendance de la justice, etc. Enfin, en appelant les anciens à passer le relais, Djéréké semble confier au sommet la mission du renouvellement, là où une véritable dynamique citoyenne devrait être encouragée depuis la base.

Il en résulte une certaine vision élitiste du changement, encore centrée sur les anciens et leur capacité à « devenir sages », au lieu d’une perspective plus horizontale, plus populaire, fondée sur la société civile, la jeunesse, les femmes et les mouvements sociaux.

Conclusion : penser au-delà du trio, rêver plus large que l’alternance

En brisant le tabou de la critique équitable, Jean-Claude Djéréké ne règle pas des comptes : il ouvre des comptes nouveaux – ceux d’une conscience politique libérée des appartenances dogmatiques. Son texte, au-delà de son propos immédiat, s’inscrit dans une longue tradition d’éveil intellectuel africain, qui refuse la résignation, le culte des hommes forts et l’héritage politique figé.

L’intervention de Jean-Claude Djéréké constitue un moment clef dans la maturation de la conscience politique ivoirienne. Elle nous rappelle que la démocratie n’est pas simplement un jeu de pouvoir entre rivaux, mais une éthique collective, un rapport à la vérité, à la mémoire et à l’avenir.

Le “trio infernal” est peut-être un constat. Il ne doit pas devenir un destin. C’est à la société ivoirienne — dans ses diversités, ses douleurs, mais aussi ses forces vives — de briser le cycle. En cela, Afriqu’Essor Magazine, qui croit que la démocratie ne se décrète pas (elle se cultive, se débat, se transmet), s’engage, aux côtés de toutes les voix critiques et constructives, à ouvrir le débat, à élargir les imaginaires, et à soutenir la construction d’un horizon démocratique enfin dégagé du passéisme, du clientélisme et de la résignation.

Simplice Ongui
Directeur de Publication
Afriqu’Essor Magazine
osimgil@yahoo.co.uk