“….Quand tu n’as pas construit une maison et que tu es locataire tu ne mets pas les autres locataires au dehors…” (Propos de M. Ahoua N’Doli, PDCI-Renaissance)
Senghor disait que la structure linguistique de la littérature négro-africaine se caractérisait par l’emploi des symbole-images, qui créait une sorte d’architectonique du langage. Les travaux de l’émérite Pr Lilyan KESTERLOOT a permis de démontrer, avec abondance au niveau de la poésie, de l’épopée et du conte des terroirs, la place centrale de l’image dans l’expression de la pensée négro-africaine. La citation ci-dessus, tirée d’un discours politique, en est la parfaite illustration. Aujourd’hui le parler ivoirien, célèbre pour ses formules imagées d’une concision brutale, ses railleries mêlées d’un sarcasme pimenté et d’une charge humoristique incomparable, auxquelles s’ajoute la richesse de ses analogies, crée un genre nouveau, qui ne cesse de séduire l’esprit par sa vivacité, sa créativité et son expressivité. Il est désormais parlé dans beaucoup de pays de la sous-région et au-delà. Du langage de moussa en passant par le « Zouglou » et le « Noutchi », le parler ivoirien gagne progressivement les arts tels que la musique et la peinture, mais également l’élite, qui ne peut plus s’en dispenser, si elle veut que son discours fasse sens auprès des populations ou marque son originalité par son ivoirité, son africanité. L’image vaut plus que mille discours pour la compréhension d’un propos. Elle a l’avantage de décomplexifier un fait social ou politique, voire un phénomène économique. Cet avantage opératoire du langage imagé et symbolisé, est aujourd’hui de plus en plus perçu et reconnu par nos politiques, qui en ont massivement recours dans leur discours pour ses effets sur la conscience et sa force descriptive qui éclairent beaucoup mieux que les mots, la compréhension d’une réalité ou d’une situation.
Sans aller jusqu’à recourir intégralement au langage de la rue, l’apparition de ce nouveau genre dans le discours politique, démontre que nous sommes en train de nous approprier une langue étrangère pour construire avec elle ou sur elle, non pas une autre langue, comme ce fut le cas outre atlantique avec l’invention de la créolité, mais un référentiel culturel et historique, qui nous soit propre. Dès lors, les coordonnées géographiques du phénomène de la transculturalité changent. Il concerne également le continent africain, avec ses populations sédentaires et non seulement sa population émigrée vivant au Nord (pays occidentaux). C’est comme si nous vidions de cet outil de communication tout un pan de la culture et des représentations étrangères qu’il transporte, pour y mettre à la place la réalité de notre vécu quotidien et notre propre système de références, notre histoire et nos valeurs culturelles.
Cette évolution permet après le déracinement consécutif à la traite négrière, la colonisation et l’émigration, de se re-enraciner à travers la langue, l’écriture, la sculpture, la peinture, la mode vestimentaire, le cinéma et bientôt d’autres moyens culturels, politiques, économiques et technologique, tandis que l’Occident sur le déclin ( Cf. le phénomène de l’émergence qui consacre l’éruption de nouvelles puissances dans le monde et le déplacement de ses centres de gravité traditionnels), est appelé à être envahi et dominé à nouveau par la civilisation négro-africaine, grâce à un rapport démographique avantageux à cette dernière. La rue et l’imaginaire populaire ont été capables de concevoir une originalité pour préserver son identité culturelle, pour vivre son africanité, construire une action du langage, alors que l’État moderne de la post-colonialité n’a pas su concevoir et appliquer une politique du patrimoine et créer des infrastructures culturelles qui redonnent à l’Afrique son rôle et sa place dans la civilisation de l’humanité. J’aurai tant aimé voir cette évolution se confirmer dans le siècle prochain, si le bouleversement climatique de la planète, notamment la montée des eaux sur la façade atlantique du continent Africain, ne vient pas perturber ce scénario d’évolution.
L’espérance de voir les arts africains sortir des musés de la colonialité, de la nostalgie de la mémoire historique, pour faire revivre l’ancestralité de la pensée nègre dans la modernité présente, est portée par la tendance novatrice du langage politique, la démystification du langage populaire longtemps considéré à tort comme un produit exotique par snobisme intellectuel, ou une déformation par ignorance des règles de la langue qui nous a été imposée par les vicissitudes de l’histoire. Cet élan contemporain qui assure le triomphe du primitivisme et de l’art naïf suivant le critérium de l’ethnocentrisme occidental, est en réalité un processus de réappropriation de l’image-symbole dans les langages du Sud de la francophonie, qui fabrique une originalité qui la distingue de la langue coloniale originale. Il établit un rapport pragmatique direct entre la langue et ceux qui la parlent.
Certains dictionnaires se réfèrent désormais au français ivoirien, comme étant une unité distincte en raison de sa morphologie et de sa phonologie. Nous sommes à nouveau en face d’un syncrétisme des cultures africaines, exprimant une forme de creuset de l’humanité de l’universel. Ce tropisme qui puise ses racines lointaines dans l’histoire de la pensée de la civilisation négro-africaine, vient nous rappeler dans la post-modernité, si nous osons l’assumer et le renforcer, l’importance que cet apport pourrait avoir dans la construction des représentations et de la communication de la pensée, par le langage, et je suis fier que la Côte d’Ivoire en soit le principal laboratoire et constitue l’avant-garde de ce mouvement révolutionnaire.