Du hasch tag « Je suis Charlie », posté sur les réseaux sociaux, pour dire son soutien aux familles des victimes. Tous les Français ? Non. Et la brèche, dans ce mur d’unanimisme contre la barbarie, ne s’est pas faite là où on s’y attendait ; c’est-à-dire, chez les hommes politiques. Non ; elle est venue, figurez-vous, d’écoliers et de lycéens, qui ont refusé d’observer la minute de silence en hommage aux journalistes assassinés. Leur argument, esquissé grosso modo, est le suivant : les dessinateurs de Charlie Hebdo, n’avaient pas à faire des caricatures du Prophète ! Car, il faut le préciser, les frères Kouachi, islamistes radicaux actionnés par le groupe Etat Islamique, ont justifié leur horrible acte par les caricatures du Prophète Mahomet, dont se serait rendu coupable le journal satyrique. « On a tué Charlie… On a vengé le Prophète Mohamed ! » Se sont-ils, en effet, écrié, leur forfait accompli.
Le refus de ces jeunes, s’il a choqué plus d’un Français, a cependant ouvert le temps des interrogations, passé celui de l’émotion. Et, ces interrogations portent sur des points que les récents évènements de Paris (le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo et la prise d’otages de l’hypermarché casher) ont mis en exergue : la liberté d’expression, l’immigration, l’intégration, l’islamisme, l’intégrisme, le fondamentalisme, et le blasphème.
C’est depuis toujours, pourrait-on dire, que la France est confrontée aux problématiques, étroitement liées, de l’immigration et de l’intégration. Limiter l’immigration ? Ne pas la limiter ? Comment intégrer, à la société française, les personnes issues de l’immigration ? Voilà, entre autres, les questions, en forme de casse-tête, sur lesquelles butent les gouvernements français successifs, qu’ils soient de droite ou de gauche. Il s’agit donc là, d’un débat récurrent, que le drame de Charlie Hebdo et la sanglante prise d’otages de la Porte de Vincennes, ne vont certes pas atténuer.
D’Afrique et de Côte d’Ivoire, où je me trouve, mesurant les efforts énormes que fait la France pour répondre à sa vocation de pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, je m’étonne, quand je vois des gestes comme ceux de Mohamed Merah, des frères Kouachi ou d’Amédy Coulibaly. Comment, me dis-je, des gens que la France accueille et à qui elle offre, outre la nationalité, des opportunités de vie meilleures que celles de leurs pays d’origine, n’arrivent-ils pas à intégrer, assimiler et respecter, les valeurs de la République ? Comment peuvent-ils se retourner, de si violente façon, contre une nation qui s’offre si généreusement à eux ?
La réponse à ces interrogations se trouve, peut-être, dans la religion de ces immigrés qui ont mal à leur intégration : l’Islam. Ou, du moins, sa pratique ; le radicalisme et le fondamentalisme qui découlent d’une certaine interprétation littérale du Coran. Aujourd’hui, du fait que la société française est en recomposition, les choses se complexifient. L’immigration prend son appui non plus en dehors de l’Hexagone, mais à l’intérieur même de ses frontières. De plus en plus de jeunes français, se rattachent à l’immigration par une double ou une triple génération. Et, à la foi déjà problématique (dans le contexte judéo-chrétien) de leurs parents, ils associent le mal-être, la contestation et la défiance à l’autorité, de leurs congénères Français de souche. Ce qui donne le refus de la minute de silence déjà évoqué. En sorte que, à cette heure, l’on en est à se demander : comment faire pour que l’Ecole de la République, laïque et républicaine, puisse contrebalancer le manque de repères, l’influence des familles et le fondamentalisme que celles-ci lèguent, parfois, comme un héritage, aux jeunes, dans les cités et les banlieues ?
Les frères Kouachi disent avoir vengé le Prophète Mahomet, en tuant les journalistes de Charlie Hebdo. Quel musulman sensé peut-il croire à cela ? Quelle religion viable enseigne-t-elle de tuer son prochain pour plaire à Dieu et gagner son paradis ? Mais, ces dessinateurs caricaturaient aussi bien Jésus que Mahomet, n’est-ce pas ? Les chrétiens, apparemment, s’accommodent de ces outrages, de ces impertinences. Les musulmans, non. Pourquoi ? Eh bien, parce que, dit-on, le Coran interdit toute représentation du Prophète ! Alors, osons une question logique, en direction du monde musulman qui s’offusque des caricatures : qui, dans le monde arabo-musulman contemporain, peut affirmer et nous convaincre d’avoir vu le Prophète de l’Islam, d’en connaître la physionomie, par le biais d’une photo ou d’un portrait parfait ? Personne. Alors, comment des musulmans peuvent-ils dire, que les caricatures que l’on fait en France ou ailleurs, représentent le Prophète de l’Islam ? De l’autre, comment ceux qui font ces caricatures peuvent-ils penser qu’elles représentent le Saint homme de Médine ? Il y a là, nécessité d’élévation, chez les uns comme chez les autres.
Le thème sur lequel on a abondamment brodé, après les attentats de Paris, c’est celui de la liberté d’expression. On a entendu qu’elle était sans limite, en France ; et qu’au nom de la liberté de conscience et de croyance, le blasphème était permis. Peut-elle l’être vraiment, vu qu’elle ressort de la liberté générique ; la liberté tout court, qui veut que le droit de l’un s’arrête où commence celui de l’autre ? Si ma liberté s’arrête là où commence celle de mon voisin, c’est qu’il y a une limite à ma liberté. D’ailleurs, le droit français fixe des limites à la liberté d’expression : l’injure ; la diffamation ; la provocation à la haine et à l’antisémitisme ; et l’apologie du terrorisme.
Oui, en France, le droit ne condamne pas le blasphème. Tout citoyen est libre de blasphémer ; en somme, de produire une parole, un discours qui insultent la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme sacré. C’est même ça, affirme-t-on, l’esprit français ! Le monde occidental, de culture judéo-chrétienne, fonctionne sur ce mode de tolérance ou de permissivité. Ce n’est pas le cas dans le monde arabo-musulman. Là, pas de place pour le blasphème ni pour le blasphémateur. Nous sommes, ici, dans un cas de confrontation de cultures ; en l’espèce, de cultures religieuses. Et l’actualité de ces dernières semaines, en porte le brûlant témoignage ; avec ces flambées de violence observées, aussi bien en Afrique qu’en Asie, contre la nouvelle « une » de Charlie Hebdo, post-attentats. Après la phénoménale mobilisation du 11 janvier 2015, où le monde entier, à Paris et ailleurs, a vibré, la main dans main, contre la barbarie et l’intolérance, ces ébullitions anti-françaises, dans le monde islamique, interpellent.
La liberté d’expression est essentielle, sans doute. Mais, dans une démarche de cohabitation intelligente – et les sociétés humaines y sont conviées –, n’est-il pas juste et bon de respecter les valeurs et croyances de l’autre ? Est-ce sain de railler, de tourner en dérision, ce que l’autre tient pour sacré ? N’y a-t-il pas, dans nos sociétés, des registres que ne sauraient souiller les outrages et les excès de la liberté ? Par exemple, la divinité ou la mort ? Comment empêcher des fidèles musulmans de penser que la caricature de leur Prophète, est une insulte à leur foi, à leur idée du sacré ? N’est-ce pas au nom de leur idée du sacré, à eux, de leur croyance et de leurs traditions, que les otages juifs assassinés dans le supermarché casher, ont été rapatriés et enterrés en Israël ?
Ces questions sont capitales. Elles n’intéressent pas que la France. C’est le monde entier, qui doit leur trouver des réponses apaisées, sereines. Des réponses, qui amèneront les sociétés humaines à être plus tolérantes ; et, surtout, à tenir plus ardemment que par le passé, la vie humaine pour sacrée.
Epilogue de cette réflexion. Quand je pense à la ligne éditoriale de Charlie Hebdo (« le journal irresponsable »), je m’interroge : comment un journal (que l’on pense, ici, à la fonction et à la place des médias dans notre monde moderne) peut-il se déclarer, ouvertement, « irresponsable » ? Comment des gens (normaux), peuvent-ils vanter leur « irresponsabilité », dans une société où la « responsabilité » est, précisément, la norme ? Cet hebdomadaire, on le sait, avait été incendié, déjà à la suite de caricatures de Mahomet, en novembre 2011. En s’inscrivant dans la récidive, ces caricaturistes n’avaient-ils pas, d’une certaine façon, résolu de se faire hara-kiri, vu le degré d’intolérance et l’absence de scrupules des jihadistes qui les avaient auparavant menacés ? J’ai dit, hara-kiri ? C’est, dit-on, l’ancêtre de Charlie Hebdo. Et celui-ci revendiquait déjà, d’être « bête et méchant » ! Drôle de credo, n’est-ce pas ?
©Zaouli, février 2015